Épilogue

L'avion était sur le tarmac, prêt à partir. Les lumières rouges des ailes clignotaient à intervalles réguliers, au-dessus des limites lumineuses de la piste de décollage. J'envoyai à Saly un dernier message en terres égyptiennes: I am in the plane, seated. We will soon depart. J'en envoyai un autre dans la foulée à ma mère et à ma soeur: Bientôt parti. J'ai pensé rajouter quelque chose d'autre, du genre le coeur lourd, mais je ne dis jamais ce genre de phrases, alors pourquoi soudainement me mettre à les écrire ? Pourtant, il y avait littéralement une sensation de lourdeur dans ma poitrine, quelque chose qui s'écrasait dans mon souffle. Il y avait peut-être, quelque part dans mon cerveau, des neurones qui s'activaient pour enregistrer tous mes affects, leur donner un sens (ou simplement m'aider à pleurer) dans le but inconscient de m'aider à me construire un destin heureux. J'allais passer en mode avion quand je reçus une réponse de la part de Saly: Insha'allah Habiby u will arrive safely. Cette sensation de lourdeur s'était installée en moi pour un temps indéterminée, peut-être jusqu'à notre prochaine rencontre, où qu'elle ait lieu, en Égypte ou ailleurs. J'aurais voulu pleurer à ce moment précis, et c'était pas loin, c'était presque là, au coin de l'oeil, mais une des stewardesses est venu m'apporter un chocolat alors, évidemment, ça allait mieux.

 

Nous étions dans les nuages. Je regardais les lumières de la ville se frotter l'une à l'autre, comme des pierres étincelantes. C'était donc à cela que ça ressemblait, vingt millions de vies en pleine nuit. Je repensais à mon dernier appel avec Hassan. Il m'a dit que notre rencontre avait été une rencontre importante de sa vie. Et pour moi, bien sûr, c'était pareil. J'aurais voulu lui dire toutes sortes de choses, de ces choses qu'on ne dit que deux ou trois fois dans une existence. J'aurais aimé pouvoir lui dire, par exemple, qu'il m'avait donné assez d'espoir pour dix ans. Mais je suis bien trop timide pour ça, alors je n'ai pu dire rien d'autre que: moi aussi. C'est bête, parfois, la timidité. Étrangement, on se gêne pour l'amour, mais jamais pour la haine.

 

 

J'avais pris mon téléphone entre les mains pour écouter de la musique. Alors que je cherchais quelque chose qui me retienne encore un peu en Égypte, comme la musique de Maryam Saleh ou de Hazem Shaheen, je me rappelai à nouveau le dernier message vocal de Saly. Je suis allé l'écouter encore une fois (et je l'écouterai probablement encore et encore pendant les semaines à venir). Quelques minutes plus tard, la sonate n°17 de Beethoven jouait dans mes oreilles. C'était une interprétation de Wilhelm Kempff. Au premier mouvement, je regardais encore les ailes faire leur travail. Au troisième mouvement, La voix de Saly résonnait dans les miettes de ma conscience. Elle disait: David... Ana...  Mais ma conscience n'était déjà plus l'écho de ses dernières paroles. Je m'étais endormi.

 

 

Une semaine plus tard, j'étais assis sur la pente au-dessus d'un lac de montagne, dans les Alpes, non loin des Diablerets. Je venais d'accomplir une marche avec ma famille retrouvée. Nos chiens se jetaient dans l'eau froide venue des glaciers. Je me demandais pour combien de temps encore cette eau-là nous serait offerte, pour combien de temps encore il serait possible d'être là, assis sous le soleil et l'ombre d'une montagne, sans autres pensées que celles qui nous habitent quand nous fermons les yeux et que l'air de la vallée nous caresse le dos, les épaules et la nuque. Une année, ou dix ans, peu importe finalement. Nous ne sommes déjà plus des innocents. J'essayais de mesurer, à cette altitude, l'impact qu'avaient eues ces six derniers mois sur ma vie (comme si la hauteur à laquelle je me trouvais avait pu me donner un jugement plus limpide). Ce n'était pas la première fois que je quittais mon pays natal. J'étais parfois même parti plus longtemps, et à chaque nouveau retour je perdais le superflu de mes identités nombreuses, ainsi que toutes les idées que j'avais pu concevoir sur cette région qui m'avait vu grandir. La nation, il faut se l'admettre, n'existe pas. Mais il existe un lien inconcevable, invisible mais bien plus tangible qu'une frontière, qui nous unira toujours, et qui toujours nous fera signer à la porte d'une église, cracher dans notre dos pour conjurer le sort, tendre les mains devant les tombes de nos ancêtres et serrer une écharpe contre notre visage pour capturer les dernières odeurs d'un amour passé. Ce lien, je n'ai pas de nom à lui donner. Je pourrais dire que c'est notre besoin insatiable d'insuffler du sens à nos tentatives d'exister. Et quelles tentatives ! J'ai vu parfois des êtres comme des montagnes, marcher dans des couloirs irréguliers et bossus, au plafond prêt à sombrer, et pourtant, je vous le jure, c'est comme si le monde tenait rien qu'à la grâce de leur présence.

 

Je suis revenu mais tout n'est pas fini. Il reste encore bien des routes à explorer. Et non, ce n'est pas vrai, elles ne mènent pas toutes à Rome. Certaines, comme on s'en doutait, vous mènent au Caire. C'est une route un peu plus cabossée que celle qui traverse les alpes pour rejoindre l'Italie, je vous le concède. Cependant, croyez-moi, elle n'en mène pas moins quelque part.