Retour vers l'avenir

Il devait être pas loin de dix-sept heures, à en juger par la longueur des bandes jaunes du soleil qui s'allongeaient sur le sol marbré du salon. C'était l'heure où la lumière s'invitait presque jusqu'au mur du fond, et le temps lui-même paraissait un peu plus jaune, un peu plus lent. J'avais acheté une nouvelle valise près de la place Tahrir, d'un bleu électrique, et j'étais en train de la remplir de tous les livres que j'avais achetés pendant six mois. Des livres d'histoire, de sociologie, des romans d'auteurs et d'autrices égyptiennes, palestiniennes, tunisiennes, libanaises. J'emportais aussi quelques recueils de contes de Siwa, de la Haute-Égypte et même des poèmes politiques des populations bédouines du désert Libyque. 

 

J'étais en train de rassembler divers carnets laissés auparavant sur l'île, des notes prises durant mon séjour, des fragments de journal intime, des tentatives de récits, lorsque je tombai sur cet autre carnet à la peau brune, serré dans sa lanière de cuir, et qui s'était révélé à moi comme un vieux souvenir. Il s'agissait du carnet que j'avais utilisé pour noter mes précédents voyages en solitaire. Il m'avait été offert en 2014 par une amie qui me l'avait rapporté de New-York. Je l'ouvris. L'intérieur de la couverture disait qu'il avait été fabriqué en Italie. Il avait déjà voyagé en ma compagnie au Maroc, en Russie, en France et en Écosse, et aujourd'hui, il était là, entre mes mains, éclairé par le soleil de dix-sept heures du Caire. Je le parcourus. Je me sentis rapidement gêné par quelques passages concernant des proches, des amis, ou les femmes que j'avais rencontrées au gré du hasard lors de certains voyages. Ce n'était pas tant la forme adoptée qui me gênait, je crois, mais plutôt la réalité du regard que je portais alors sur les gens, regard qui avait évolué au cours des dernières années pour se faire plus discret, peut-être plus distant, et presque délesté de la lourdeur de mes opinions les plus inintéressantes ou de mes poses les plus risibles. Je reconnaissais dans certaines lignes un désir d'être quelqu'un que je n'étais pas vraiment et qu'il m'aura fallu du temps et quelques blessures infligées pour le reconnaître. Pourtant, entre les quelques gonflures et la lourdeur parfois – il faut le dire – insondable de mon regard masculin, je trouvais quelques éclats de douceur, des moments de vérité personnelle, où mon regard se confondait avec celui du monde, et où je me rapprochais de mon être le plus intime. Ainsi, ces pages, datées du 24 août 2014, écrites à Édimbourg et qui racontent une pause survenue quelques jours plus tôt, au Havre, peu avant ma traversée de la Manche :

 

Arrivé au Havre, je marche jusqu'au port, le dos brisé par le poids de mon sac. J'ai pris mon billet, je suis sorti, me suis couché dans l'herbe, face au port. J'ai l'impression que le voyage commence enfin. Roulé une cigarette et fumé en regardant le ciel. Les nuages couraient. L'un d'eux me regarde et s'ouvre à moi. Il semble vouloir m'étreindre, me prendre avec lui, ou me couvrir comme s'il était un linceul humide. Je le fixais. Il semblait s'étendre à l'infini, comme une image qui se répète, comme l'horizon qui s'éloigne inexorablement. J'ai levé les bras et les jambes vers le ciel en riant. Je jouais avec les draps du ciel. J'étais ailleurs et demain encore je serai ailleurs et chaque jour contiendra de nouvelles villes, de nouveaux coeurs à étreindre, de nouvelles plaies, jamais de cicatrices, toujours du sang. C'est ce qui compte. C'est ce que j'attends et pourquoi je me meurs en regardant le soleil éclairer une autre vallée derrière la montagne et qui m'est inconnue.

 

J'avais 26 ans à l'époque. Aujourd'hui j'en ai 33. Certaines choses ont changé, sûrement que je me suis assagi dans les angles, là où la douleur était superflue. J'évite aussi désormais d'utiliser certains mots trop liés, selon moi, au champ lexical de la mort. Je voyage différemment peut-être. Une part de moi est moins émotive, moins sujette aux tremblements intérieurs. Je serais même devenu ce qu'on appelle quelqu'un de moins timide (même si je dois dire que m'accompagnera toujours cette pudeur dont je ne me déferai probablement jamais et qui fait tout autant partie de moi que ma volonté de vivre). En quelques mots, j'ai grandi. Mais quel que soit le degré d'expérience ou de maturité qu'il m'ait été donné de rejoindre, il est encore en moi cet irrévocable désir de voir ce qui se trouve, là-bas, derrière la montagne. Et quand je dis voir, je le dis et le pense dans tous les sens, avec ce tout ce que cela comporte d'exigence et d'amour pour, à chaque nouvelle seconde de vie qui m'est offerte, voir le monde, les êtres vivants, les racines des montagnes et les phénomènes du ciel, tels qu'ils sont et non tel que l'ombre de mes égoïsmes voudraient les appréhender. Mais est-il vraiment possible de voir le monde hors de soi ? C'est peut-être une illusion. C'est certainement une illusion. Je m'en contenterai pour l'instant. Après tout, que puis-je faire de mieux ?

 

Quelques années après ce voyage qui me mena du sud de la France aux Highlands, par tous les moyens de transport possibles mis à ma disposition, je décidai de revenir une autre fois en Écosse, à Inveraray pour être précis, à la recherche d'un homme que j'avais rencontré auparavant et qui construisait un bar de ses propres mains. J'ouvris le carnet à la date du 6 novembre 2019. Je vous passe la description du plat à peine ingurgité (une manie chez moi, semble-t-il) :

 

Plein, je vais marcher jusqu'au château, que je n'avais pas vu la dernière fois. Je me promène dans les bois environnants, passe un pont de pierre. En regardant l'eau calme de la rivière et les arbres, je suis pris d'une profonde sensation d'existence. Je voudrais pouvoir posséder le paysage, ne faire qu'un avec cette vie. Mais je pense déjà à tout ce que je pourrais perdre avec cette union. Je vais m'asseoir dans les feuilles mortes. Je continue ensuite ma route et je reviens vers le village.

 

Les choses changent, et en même temps, si l'on mesure son existence à une échelle de valeur bien plus grande, rien ne change vraiment. Et ce dernier jour de cette courte vie au Caire, au plus fort de la chaleur collante de l'été, n'était peut-être pas si différent de ce dernier jour de voyage à Inveraray qui me voyait errer dans l'automne rassurant d'un vieux château vide. Et peut-être pas si différent, non plus, du jour lointain qui me verra relire ces lignes, sous un autre ciel, un peu plus vieux et, inchallah, un peu plus sage. Juste assez sage et juste assez heureux, soyons optimistes, pour se remémorer avec tendresse tous ces jours passés et se préfigurer, déjà, la venue d'un énième jour d'existence superbe.