La mer et la pierre

Il y avait un petit groupe de chameaux qui déambulaient au loin, au pied de la chaîne des montagnes, à la recherche de nourriture. C'était une petite famille, deux mâles, deux femelles et deux enfants. Ils arrachaient les plantes disséminées qui poussaient difficilement dans ce paysage aride. Le sol était rocailleux et ensablé, d'un sable gris et lourd. Les montagnes étaient constituées de couches diverses, visibles à l'oeil nu même de loin. On voyait des lignes rouges, des tâches zébrées noires, des parcelles ocres et grises. Face aux montagnes, la mer, froissée par les bourrasques continues du vent, aux petites vagues venant s'échouer timidement contre le rivage de cailloux. L'eau était claire, turquoise près de la côte, sombre dès qu'on s'éloignait un peu. Des tâches informes brunes et mouvantes au fond de l'eau étaient visibles depuis la plage. C'étaient les coraux de la Mer Rouge, et des centaines de poissons colorés, aux mesures diverses, y vivaient, effrayés parfois par des nageurs, ou par la silhouette inquiétante d'un poisson-scorpion.

Derrière la chaîne de montagnes, c'était l'étendue déchirante du Sinaï. On voyait de temps à autre surgir des vallées des pick-ups 4x4 blancs ou rouges, les véhicules de prédilection des bédouins qui vivaient dans la région. Les chameaux ne sont plus, depuis longtemps, leur moyen de transport privilégié. Un des voyageurs du campement où je me trouvais me racontait qu'il y a 50 ans, il y avait des centaines de chameaux un peu partout dans le coin. Aujourd'hui on en compte moins d'une dizaine.

Je m'étais rapproché de la montagne pour observer ces animaux. Ils déambulaient tranquillement, avec leur longues jambes fines. L'un d'eux s'est approché de moi, m'a reniflé la main et mon téléphone. Je lui ai caressé le cou. Il avait des longs cils qui lui donnaient un air coquet. Son enfant tétait sa mère à côté de moi. Ils ne s'offusquaient pas de ma présence, habitués qu'ils étaient à l'espèce humaine. Leur présence à eux me rapportait du réconfort et du calme. Les derniers jours avaient jonchés de questions et de doutes, toutes les choses habituelles qui vous habitent à l'ombre d'un changement. Je me suis retrouvé ici, sous ce ciel bleu, sous cette lune lumineuse, avec peu de choses à faire, si ce n'est m'abriter du soleil, rentrer dans l'eau, me sécher à l'air du vent, et m'abriter à nouveau du soleil. Il régnait dans le campement une quiétude morne, de celle des voyageurs bercés par les vapeurs du cannabis et des envies de liberté quelque peu égoïstes. Certains d'entre eux parlaient de ce campement comme d'un lieu utopique, rêvé, où il était possible d'être soi-même, loin de certaines contraintes sociales. Enfin, c'est ce que j'ai pu comprendre d'après les légendes de leurs photos sur Instagram.

 

Est-ce qu'il était vraiment possible de construire une nouvelle société hors de celle que nous connaissions déjà ? Les territoires vivables seront bientôt tous surpeuplés, et puis... comment sortir d'une société qui nous entoure et nous gouverne depuis notre enfance ? Je repensais au poème de Jalal Al-Din Muhammad Rumi, un des grands poètes et penseurs du soufisme et apprécié par des gens aussi divers que Madonna ou Coldplay: 

 

Tout est un,

La vague et la perle,

La mer et la pierre.

Rien de ce qui existe en ce monde,

N’est en dehors de toi,

Cherche bien en toi-même

Ce que tu veux être,

Puisque tu es tout.

L’histoire entière du monde

Sommeille en chacun de nous.

 

Je suis resté avec les chameaux jusqu'au coucher du soleil. Il y a quelques années, nous imaginions avec quelques amis les animaux qui nous correspondaient: lui, c'est une autruche, oh et elle, vraiment, c'est un raton laveur. J'ai joué plusieurs fois à ce jeu et à chaque fois, le verdict était le même. Je suis un chameau. J'étais donc ici parmi mes frères et mes soeurs. Ils devaient sûrement le sentir car ils m'accueillaient parmi eux sans chichis, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Mais peut-être que cette politesse est commune chez les chameaux. 

 

Je rentre doucement jusqu'au campement. Un vent chaud se lève, celui que la mer gardait jalousement pour elle jusqu'à la tombée de la nuit. Ou peut-être avait-elle simplement peur que nous ayons froid ? Dans tous les cas, je le sentais, il faudra encore attendre l'arrivée de la lune de minuit pour que la température ressemble à quelque chose de vivable. En attendant, j'allongerai mes os sous le toit de palmiers séchés.

 


 

Je me dis que je devrais peut-être rendre justice à Rumi et rappeler qu'il n'était pas tellement fan de l'idée qu'on le cite à tout va, hors de tout contexte religieux. En effet, il écrivait dans son ouvrage Masnavi:

 

Je serai le serviteur du Coran tant que je serai en vie. Je suis la poussière sur le chemin de Mahomet. Si quiconque cite quoique ce soit de mes écrits qui ne soit pas ces lignes, je me distancerai de cette personne et en serai outragé.

 

Voilà, comme ça, j'espère, lui et moi on sera peut-être quittes.