Maktoub !

Elle sortait de la salle de répétition en sueur quand elle a dit: it's so hot. Oh, I hate summer. On pouvait voir une goutte d'eau descendre le long de sa nuque et terminer sa course dans le creux de sa clavicule. Ses cheveux noirs et frisés avaient légèrement gonflé sous l'effet de la chaleur et quelques mèches venaient s'écraser aux commissures de ses lèvres. Elle retira la sueur sur son front à l'aide d'un mouchoir et ouvrit un petit miroir pour observer l'état de son rouge à lèvres. Elle alla ensuite s'asseoir sur le long banc de bois matelassé qui se trouvait dans le vestibule. Elle attrapa ses cheveux et les ramena sur le haut de son crâne, espérant offrir un peu de répit à sa nuque. Un léger vent s'engouffrait parfois par la fenêtre et venait rafraîchir son dos. Elle soupira, puis elle ajouta:

 

- I really hate it, wallahi.

 

D'autres personnes s'étaient assises sur ce banc. Il y avait une autre femme, plus âgée, la quarantaine peut-être, aux cheveux bruns et lisses, coupés courts, qui fumait une cigarette. Elle était plus pâle. Ses yeux étaient à demi-clos, et sous les paupières, le globe de l'oeil s'agitait. Le trait de la fumée de sa cigarette remontait d'abord droit, avant de s'éparpiller dans un courant d'air. Il y avait aussi un homme assis à ses côtés, vêtu d'un T-shirt jaune humide, il avait les mains partiellement jointes entre ses jambes et il attendait que le livreur du repas commandé arrive à notre porte. Les autres participants au stage, dans les locaux d'El Warsha, s'étaient éparpillés un peu partout dans les autres salles, ou déambulaient dans le couloir en forme de U. Nous venions de travailler tous ensemble sur des éléments de la commedia dell'arte, autour de certaines figures connues et populaires comme Arlecchino et Pantalone. Le corps étant au centre de ce genre de travail, la salle fut vite envahie par la chaleur moite des uns et des autres, la sueur s'échappant en vapeur et en gouttes d'entre les pores. La lourdeur apaisée de cet entraînement quittait doucement l'étage, par les fenêtres ouvertes, vers l'au-delà de la ville, avant de disparaître sous les coups de sa rumeur.

 

Les plats étaient arrivés et nous étions en train de manger. Elle était maintenant assise à côté de moi, elle me jetait un regard parfois et souriait, me demandant à quoi j'étais en train de penser. Nagui me parla de son cousin qui vit à Neuchâtel et qui travaille à l'EPFL. Baha faisait des cafés à la machine près de la fenêtre. Je pensais à la suite de notre programme, à la leçon de tahtib qui allait suivre, puis au reste, à toutes les suites de programmes, à ma suite de programme, à cette question inévitable: qu'est-ce que j'allais faire de toutes heures ici à mon retour en Suisse ? Fallait-il seulement se poser cette question ? La réponse, pour autant que son existence même ait un sens, était peut-être lové quelque part entre les plis des mes angoisses. Tout est écrit - Maktoub - et en même temps rien ne l'est. Le monde ouvrait devant moi d'innombrables portes, tout était possible, et tout était à refaire. Et pourtant, tout pouvait encore se mettre à ressembler à un labyrinthe géant, de granit, d'on ne réchappe pas, à moins de le détruire, et c'est cela le grand choix: quelle histoire se raconter ? Suis-vraiment libre, ou suis-je destiné à refaire les mêmes erreurs, tourner dans les mêmes cercles ? Non, bien sûr, il ne s'agit pas que de cela, car des histoires il y en a plein, et toutes ne correspondent pas à la réalité, celle des épreuves sensorielles et des obstacles intangibles mais dont l'impact émotionnel est bien réel. Je me suis pris alors, dans la quiétude de ce vestibule, à m'imaginer un avenir radieux, de cette radiance qui ne dissimule pas la réalité la plus crue mais qui, au contraire, la révèle, et la ramène à son essence brutale, cauchemardesque dans les moments de doute, mais honnête car c'est la réalité telle qu'on la voit et telle qu'on l'entend. Je ne nierai pas l'importance humaine de l'oubli et du mensonge, salvateurs pour supporter certaines épreuves, mais jamais je ne renierai le pouvoir démystificateur de la réalité, pour autant qu'on soit prêt à accepter ce qu'elle nous donne comme vérités. Et il est des vérités plus difficiles à assimiler que d'autres.

J'ai fini par refermer cette parenthèse dans ma tête pour revenir à mon présent. Je me dis alors qu'il y aura forcément un retour pour ces pensées. Une vieille chanson, longtemps écoutée, me revient en mémoire, une chanson de Patti Smith. Je la chantonne un peu pour moi, un peu pour l'avenir, aussi incertain soit-il. J'en arrive à cette phrase de la chanson: should I crawl defeated and gifted ? Je m'arrête un instant pour me demander: well, should I ? Pas de réponse. Je répète la question encore une fois, légèrement plus fort cette fois.

 

- Well, should I ?

 

Toujours pas de réponse. Je ressaierai une autre fois.