Alexandrie une deuxième fois

Il faisait encore jour quand je suis rentré dans l'auditorium de l'Institut français. La salle était glacée, par rapport à la chaleur tombante de la fin d'après-midi. Je me suis installé sur l'un des sièges et j'ai enfilé une chemise pour me protéger du froid. Je me délectai de cette sensation rare par ici: avoir froid. Après un court discours d'introduction étrange, où le traducteur se faisait corriger par la femme qui tenait le discours (il s'agissait, je crois, mais pas tout compris, d'une projection clôturant un séminaire autour de dieu sait quel sujet sur l'Égypte, les villes, etc, etc), les lumières se sont éteintes et la séance a commencé. Soudain, les bords de la Méditerranée s'ouvrent devant mes yeux. Des vagues viennent fouler les plages d'Alexandrie, ces mêmes plages que j'ai aperçues de loin pour la première fois il y a quelques semaines. Puis, après les quelques crédits de présentation, un titre rouge au milieu d'un plan de la ville et de son bord de mer:

 

اسكندرية.. ليه ؟

Alexandrie... Pourquoi ?

 

Ce film de Youssef Chahine est considéré par beaucoup comme l'un de ses chefs d'oeuvres, et peut-être son premier film ouvertement biographique. À l'époque de sa sortie, en 1978, vingt ans s'étaient déjà écoulés depuis son premier grand succès, Le Caire, gare centrale. Une voix se fait entendre, c'est celle du narrateur du film:

 

Quand le vent chaud du khamsine te souffle dessus, il n'y a rien qui puisse l'arrêter. C'est comme une montagne de poussière.

 

Cette première phrase m'emmène dans le film. J'y entre comme on entre dans un nouveau monde, même s'il m'est familier. Ce vent, cette montagne de poussière, maintenant je les connais et les reconnais. Hier encore, le vent me crachait la poussière au visage au détour de la station Saad Zaghloul. Des images d'archives défilent, des images de Hitler, de l'armée allemande nazie, et la voix qui continue de nous parler, de la guerre, de l'avancée des troupes allemandes en Égypte, des troupes anglaises allant à leur rencontre, et de la population locale, qui ne verrait pas forcément d'un mauvais oeil la défaite des Anglais, leurs colonisateurs.

Situé en 1942, le film raconte le destin de nombreux personnages éclectiques, dont celui de Yéhia, un jeune étudiant qui rêve de théâtre et de cinéma et, surtout, de pouvoir partir aux États-Unis, le pays de Hollywood et des musicals. Interprété par Mohsen Mohi Al-Din, un jeune comédien qui deviendra célèbre grâce aux films de Youssef Chahine (et qui sera aussi précieux dans le coeur de nombreuses jeunes égyptiennes, d'après ce qu'on m'a dit), le protagoniste principal du film rappelle d'autres personnages comme lui, jeunes et passionnés, habités par leurs désirs. Son talent éclatera plus tard dans le film, sous le regard de ses camarades de classe, quand il demande à son professeur de pouvoir dire un texte bien connu (je n'ai pas compris s'il s'agissait vraiment d'un devoir demandé ou pas, mais le film, dans sa construction précipité et parfois chaotique, ne se préoccupe pas de ce genre de questions). Il se lève, se place devant le tableau noir, et dans une prestation qui nous emmène loin des pupitres de la pièce, il se lance dans un monologue célèbre de Hamlet, celui que le jeune prince danois adresse à sa mère dans l'acte III, quand il la confronte pour s'être mariée avec son oncle, ce qu'il réprouve de tout son être. Mais, entre les lèvres du jeune Yéhia, devant sa classe, le monologue prend une autre nature (renforcée aussi par des coupures opérées par le réalisateur et son scénariste probablement). C'est comme si ce monologue était alors un prétexte pour crier sa volonté de quitter Alexandrie, de partir ailleurs et devenir enfin celui qu'il veut devenir. Et en guise de fantôme, Yéhia découvre le ciel blanc, derrière la fenêtre, et plus qu'à l'apparition spectrale du père d'Hamlet, c'est presque à Dieu qu'il semble s'adresser: 

 

Save me and hover o'er me with your wings,

You heavenly guards ! What would your gracious figure ?

 

Do not come your tardy son to chide,

That, lapsed in time and passion, lets go by

The important acting of your dread command ?

 

For Heaven's sake... Tell me...

 

La classe applaudit et pour certains, c'est une évidence: Yéhia est un artiste.

 

Les portraits d'autres vies défilent devant mes yeux. Je me retrouve ému, malgré le chaos du film et ses sauts parfois abrupts entre les scènes, par les personnages et leurs déboires: l'amour de Sarah, juive, pour Ibrahim, le désarroi du père de Yéhia, qui d'abord refuse le choix de son fils, puis finira par le soutenir, les yeux du soldat anglais Friskin, l'amour sincère que lui voue l'oncle de Yéhia, et le visage mystérieux de Rosemary Sabey. Vers la fin du film, les rêves du jeune Yéhia semblent brisés, son père l'a envoyé travailler dans une banque. À ce moment, le titre du film rejaillit, alors que le protagoniste se lance contre une grille avant de réciter dans un souffle:

 

Oh Alexandrie... Pourquoi suis-je né ici ?

 

Et puis l'espoir renaît, et c'est dans un branle-bas de combat que toute la famille se lance dans une quête d'argent pour pouvoir envoyer le fils prodigue vers l'Amérique rêvée. Et lors des larmes de sa mère, alors qu'il est sur le bateau, prêt à partir, je me rappelle mon propre départ vers le Canada à l'âge de seize ans, pour aller apprendre l'anglais. Les départs joyeux sont toujours teintés de déchirures, même si on les cache à l'intérieur de soi.

 

Le film se termine. Je voudrais rester encore un peu dans le noir pour rester un peu plus longtemps avec ce que j'ai vu (et je crois sincèrement que c'est à cela, principalement, que servent les crédits de fin qui défilent, à rester encore un peu avec la présence du film). Mais les lumières se rallument vite, dévoilant les larmes de certains spectateurs. Puis, c'est la préparation de la discussion autour du film. Je sors discrètement, avant qu'elle ne commence, pour garder encore pour moi ce souvenir. Il est trop tôt pour le partager.

Dehors, il fait nuit. Je me laisse entraîner dans les rues d'Al Mounira, je passe devant un café familier, où le patron m'invite encore à m'asseoir, comme à l'accoutumée. Je le remercie poliment mais, non, ce sera pour une autre fois, inchallah. J'ai encore des rêves à diluer.

Il en est souvent ainsi des meilleures oeuvres, elles vous suivent longtemps, parfois toute une vie, dans votre esprit et dans vos gestes. Elles vous élèvent même, sans que vous sachiez réellement pourquoi, ni comment elles le font. Et même les oeuvres les plus noires gardent en elles un espoir qui vous ranime. Pour autant que leur noirceur soit celle de la vie, et non celle du cynisme.

 

Je me dis que je retournerai probablement à Alexandrie pour de vrai, quand j'aurai un peu de temps, peut-être lors d'une autre visite en Égypte. J'ai l'impression d'avoir si peu vu de la ville lors de ma première visite. Heureusement, grâce à Chahine, il m'a été donné de la contempler une deuxième fois.