Les métamorphoses essentielles

L'eau s'évaporait plus vite que l'année dernière, il était temps de le reconnaître. Idris appela les gens du village pour en parler. Il disait village, mais en réalité, il aurait fallu parler plutôt d'un hameau. Il n'y avait pas de mosquée par ici. Pour aller aller prier, il fallait marcher une heure jusqu'au compound qui abritait les ingénieurs et les ouvriers du grand chantier, celui qui était là, derrière le long mur barbelé. Ils partaient tous ensemble à l'aube vers la seule entrée à l'horizon, gardée de tout temps par des vigiles poussiéreux qui s'émacient chaque jour un peu plus dans leurs tours de pierre jaune. Au soir, on les voyait revenir dans leurs appartements meublés, dans ce quartier sans ville, où ne se trouvaient nul café, ni restaurant. Ils enlevaient leurs gilets jaunes et leur chaussures montantes (pour les plus aisés, les autres ne portant que des vieilles baskets), et ils partaient manger, ou fumer sur l'un de leurs balcons, et le soleil brûlait à l'ouest un autre pays lointain.

 

Au hameau d'Idris, il y avait un kiosque et un café au bord de la route, pour les quelques voyageurs étrangers qui allaient voir le temple et pour les camionneurs en route vers le Soudan. Des petits chats touffus couraient partout autour des tables et leur mère accueillait chaque nouveau voyageur à la porte de sa voiture, comme si elle voulait s'enfuir de cet endroit maudit, où rien ne pousse et où le désert s'est vidé de ses ermites. Idris était là au café, avec quelques autres hommes du coin, et aussi Fatima, puisque c'était la plus âgée des habitants et qu'elle en savait plus que quiconque sur le grand lac. Elle disait que le niveau des eaux avait indéniablement baissé, que ses yeux, même s'ils étaient usés, ne se trompaient pas. C'était la faute au chantier, qu'elle disait aussi.

 

- Ils pompent sans arrêt, jour et nuit, mais qu'est-ce qu'ils font avec toute cette eau ? On les voit sortir et rentrer avec des camions fermés mais il y a quoi dedans ? Grâce à Dieu, il y a encore assez d'eau pour nos cultures et pour les poissons mais leurs machines boivent plus que cent d'entre nous. Il faut aller leur parler, il faut aller leur dire. 

 

- Tu dis ça, Fatima, mais qui ira leur parler ? Toi peut-être ? Ils ne t'écouteront pas. Ils n'écoutent personne de toute façon. La semaine dernière, Ahmed est allé se plaindre du comportement de certains ouvriers qui avaient embêté sa fille au village. Ils lui ont dit de dégager, et aussi d'autres choses terribles sur sa mère. Ahmed était très perturbé, il n'a pas dormi après ça !

 

Ahmed fit un signe de la tête.

 

- C'est vrai, par dieu.

 

- Et alors ? On va rester assis là à rien dire ? Les hommes, vous faites des cercles et vous prenez des airs sérieux mais vous ne faites rien. Que Dieu en soit témoin, vous parlez plus que les oiseaux mais vous ne battez jamais des ailes !

 

- Les femmes, c'est bon qu'à critiquer. Fais ceci, fais pas ça, mais ça ne comprend rien à nos affaires. Mieux vaut le silence que tes paroles inutiles.

 

- Ces affaires ne concernent pas que les hommes, Ahmed. Nous les femmes, nous sommes aussi concernées, et tous nos enfants ! 

 

- Mais que faire ? Il est vrai qu'ils ne nous écouteront pas. Cela fait des années qu'ils ne nous écoutent pas. Est-ce qu'ils nous ont écoutés quand le barrage a été construit ? Maintenant, les maisons de nos pères sont sous ces eaux immobiles et nous sommes condamnés à vivre sur ces rivages de poussière. Que Dieu maudisse leurs jours et leurs nuits.

 

C'était Idris qui avait parlé. Son grand-père avait vu les eaux monter à Wadi El Ahlam. Il avait vu sa maison disparaître et se dissoudre sous les assauts glissants du Nil. Il ne l'avait pas supporté. Il avait disparu avec sa maison. Aujourd'hui, son grand-père ne fait plus qu'un avec le Nil. Pour Idris, le fleuve, c'est comme un parent lointain, avec ses humeurs et ses cadeaux. Il prend et il donne. C'est comme ça depuis toujours. Mais ce qu'il se passe sur ses terres en ce moment, ce n'est pas l'oeuvre du Nil, c'est l'oeuvre des êtres humains. Et Idris n'arrive pas à croire que cela puisse être la volonté de Dieu.

 

- Dans leurs journaux et leur télévision, ils nous parlent des avantages du barrage, de l'électricité, des canaux, des terres cultivées, mais à qui profitent ces avantages ? Pas à nous, c'est sûr. Nous payons notre électricité et notre eau aussi chères que tout le monde et les terres ici sont arides. Ils nous parlent de sécurité, de confort, comme si nos vies étaient plus faciles maintenant que les crues sont contrôlées. Mais sans crue, il n'y a plus de limon, et sans le limon noir, il nous faut utiliser plus d'eau et plus d'engrais chimique que trois villages à l'époque de mon grand-père !

 

Les membres de la communauté approuvaient en silence. Un des petits chats s'invita dans le cercle et se frotta aux jambes de Fatima, qui le repoussa d'un coup sur les fesses. Le chat s'en alla vexé, dressant la queue haute et offrant son cul aux regards du cercle inquiet. Après un soupir, Idris reprit la parole:

 

- J'irai parler au contre-maître. Je sais à quelle heure il finit le travail. Il me connaît, je pense qu'il m'écoutera.

 

- Même s'il t'écoutait, ya Idris, qu'est-ce que tu veux qu'il fasse ? C'est juste un pion, comme les autres. Il n'a pas d'autorité sur le chantier, à part celle qu'on lui accorde.

 

- Je ne sais pas. Mais il faut essayer. Il pourra peut-être nous conseiller. Il peut être un allié. Il vient souvent au village, il nous connaît, il voudra certainement nous aider. Lorsque Dieu ferme une porte, il en ouvre une autre. 

 

Les membres du cercle restèrent silencieux, et un vent léger venait couvrir de sable les incertitudes qui pesait sur les têtes.

 

Le lendemain, Idris était en train d'attendre à l'ombre d'un lampadaire, près de l'entrée du chantier. Des camions remplis de marchandises emballées passaient devant lui et lui cachaient parfois la porte grillagée. Le contre-maître sortirait d'un moment à l'autre. Idris était assis en tailleur dans un cercle d'ombre. Il bougeait lentement avec le cercle pour ne pas se retrouver en plein soleil, dans la chaleur de juin. Des gouttes de sueurs apparaissaient sur son front et se faisaient absorber par la pièce d'étoffe qu'il avait enroulée autour de sa tête. Un vent léger gonflait le dessous de sa guellabeya. Des camions passaient, il voyait l'entrée, il ne la voyait plus. Le contre-maître apparaîtra bientôt, c'est écrit. Il entendait presque sa voix. Il va sortir alors. Non, attends. C'est une autre voix qui parle. C'est un murmure qui semble venir de derrière un mirage, ou des pierres qui dorment autour de lui. Il en soulève une mais il n'y a personne, et comment pourrait-il y avoir seulement quelqu'un ? Ce n'est qu'une pierre au bord de la route. Le murmure devient plus audible, on entend même des sons familiers. Idris a peur mais il écoute avec attention, et des mots se précisent à mesure qu'il écoute, comme s'il les avait lui-même inventés:

 

- ....regarde-moi, regarde-moi, je suis la terre florissante et sombre, j'accueille les larmes mais j'ai le sang en horreur....que mon coeur ne soit pas arraché de mes entrailles.... regarde-moi, ce coeur qui est à moi, il est à toi, il pleure, il supplie pour moi.... oh non ne me ravissez plus mon coeur car je vous laisse entrer en sa demeure, que vous puissiez ensuite entraîner ce coeur avec vous, qu'il suive ensuite ce que ma demeure lui dicte.... ne prononcez pas de mensonges, n'emportez pas de rancoeurs, ne détournez pas vos yeux de ma lumière.... regarde et va-t-en, va-t-en, recule devant son visage de bois, car, visage ancien, il existe par la puissance magique qui vit en moi... les révolutions du ciel se conforment aux rythmes du temps alors... va-t-en, mon verbe de puissance entoure et protège les domaines de ta conscience, et la magie, elle qui sort de ma bouche, crée une rivière infranchissable, et mes dents sont pareilles à des lames blanches.... toi, Idris, assis en guetteur, fixant de ton oeil immobile la porte de paroles, sache-le.... tu ne pourras la franchir.... sache-le.... tu ne pourras la franchir.

 

La voix est devenue plus grande, elle semble presque sortir de sa bouche. Il regarde la grille de la porte d'entrée et il y a deux hommes qui le regardent mais il ne distingue pas leurs visages. Il traverse la route et s'approche d'eux. Il s'agit certainement du contre-maître, pense-t-il. Ils ne bougent pas, ils semblent l'attendre. L'un d'eux porte un bâton dans une main. Il s'approche de l'autre, par prudence. Lorsqu'il arrive devant lui, il voit que son visage n'est d'abord qu'une ombre. Et puis, non, il y avait bien un visage, il y a repensé plus tard. Il y avait même quelque chose qui brillait dans sa bouche, ses dents peut-être. Mais c'est tout ce dont il se souvient car après s'être tourné vers l'autre homme, il eut juste le temps de voir le bâton s'abattre sur son front. Il se mit à saigner abondamment de la tempe et alors, comment dire, il ne voyait plus vraiment. Il entendit son agresseur lui dire: va-t-en d'ici, on t'a assez vu. Il recula rapidement et s'enfuit vers le lac.

 

Le sang sécha rapidement sur sa joue et sur sa paupière. Arrivé proche du rivage, il s'est appuyé contre la barrière qui entoure le lac, celle qu'on a dressée pour empêcher que les touristes aient l'idée de se baigner dans ces eaux qui abritent des milliers de crocodiles. Le soleil était en train de se coucher derrière lui, la chaleur s'atténuait, le vent rapportait l'air frais du lac contre son corps. Il y avait un tronc de palmier mort de l'autre côté de la barrière. Il se dit qu'il suffirait d'y penser pour que le tronc prenne vie et qu'une rangée de dents apparaisse, tout comme cette voix lui était apparue, cette voix qu'il espérait depuis toujours. Le tronc n'avait pas bougé, si ce n'est sous l'illusion de la lumière tombante. Ses mains semblaient différentes, les poils qui les parsemaient étaient plus drus et la peau plus épaisse. La nuit arrivait, il était temps de partir. Il marcha longtemps le long de la barrière, jusqu'à atteindre la hauteur de son village. Il allait vers les lumières des maisons, et puis il n'y allait plus. Il ne savait pas pourquoi, ces lumières le dérangeaient maintenant. Il préférait la nuit étoilée du lac. Il continua sa route le long de la barrière. Il croisa plus tard Ahmed qui revenait de sa barque, mais Ahmed ne le reconnut pas. Lorsqu'on lui demanda, plus tard: tu n'aurais pas vu Idris ? Il répondit: 

 

- Non, je n'ai rencontré personne.

 

L'obscurité était alors complète. Idris continua sa marche loin de la barrière jusqu'à découvrir une ouverture. Il s'y faufila et rejoignit les bords du lac. Lentement, il pénétra dans ses eaux froides et calmes. Rien ne semblait vouloir frémir à la surface. Il plongea entièrement et le courant lava le sang et la poussière de son visage. Il nagea longtemps, jusqu'à disparaître de la portée des regards. La nuit était insondable. Il était comme une fourmi noire glissant sur une pierre noire et pourtant, quoiqu'il advienne, Dieu le verrait toujours.