Vies légendaires de Sainte Vérène

On dit que dans une petite commune suisse au bord du Rhin, à la frontière avec l'Allemagne, se trouve le tombeau d'une femme morte il y a près de 1700 ans. Situé le long de ce qui fut jadis la voie romaine menant au haut Danube, ce tombeau, dit-on, abriterait les restes de la sainte Vérène. On dit que cette femme fut une des pionnières de l'expansion du christianisme en Europe, et plus particulièrement en Suisse. Elle est souvent représentée en possession d'un peigne et d'une cruche d'eau, symboles de son engagement envers les femmes plus démunies et les malades. On dit aussi qu'avant de venir terminer sa vie sur les rivages du Rhin, à Tenedo (actuel Bad Zurzach), elle aurait vécue loin des forêts, aux alentours d'un autre rivage, celui du fleuve du Nil.

 

D'après les récits de la tradition copte, Vérène serait née à Garagos, petit village au nord de Thèbes. Elle aurait été confiée par sa famille, de pieux croyants, à un évêque du coin qui lui aurait enseigné les doctrines chrétiennes, et peut-être, aussi, certains savoirs médicinaux. Lors de la persécution des chrétiens par l'empire romain, elle serait redescendue vers la Basse-Égypte, où elle aurait rejoint les rangs de la légion du futur saint Maurice. On dit qu'elle y avait des membres de sa famille, notamment son cousin, aujourd'hui connu en Suisse sous le nom de Victor de Soleure. Reconnue pour ses connaissances en herbes thérapeutiques, Vérène aurait suivi la légion thébaine jusqu'à Milan, où elle aurait soigné des malades et des prisonniers, puis jusqu'en Helvétie, à travers le col de l'actuel Saint-Bernard, où elle aurait échappé de justesse à la mort, tout comme son cousin Victor. Une autre version de ce récit raconte qu'elle serait restée quelque temps à Milan avant de remonter jusqu'en Valais, à la nouvelle du massacre de la légion thébaine, pour se recueillir sur la tombe des martyrs. Le reste de sa légende raconte qu'elle se serait ensuite rendue à Solodurum (Soleure), où reposait le corps de son cousin. Vivant en ermite, répandant la parole du Christ et le récit du martyr de la légion thébaine, elle aurait été emprisonnée par un gouverneur romain local, avant d'être libérée et de finir ses jours à Tenedo, au bord du Rhin, au début du quatrième siècle.  Traditionnellement, on soutient qu'elle aurait enseigné l'importance de l'hygiène et de la propreté aux populations locales, en compagnie d'autres femmes de ses disciples.

 

Aujourd'hui, on dénombre plus de septante églises portant son nom en Suisse, ainsi qu'une trentaine en Allemagne. Son histoire a d'abord été racontée dans une Vita rédigée par l'abbé Reichenau Hatto vers la fin du neuvième siècle. Cette première version sera ensuite élargie et suivra un long chemin dans l'imaginaire collectif. Son récit ne serait pas une pure invention médiévale, selon certains historiens. La présence de traces d'une communauté paléochrétienne à Zurzach, dont la tombe réelle d'une femme, attesteraient bien d'un fond véridique à cette légende. On atteste également de l'existence d'un saint Victor exécuté à Marseille en 290. Et la légende marseillaise raconte qu'il serait originaire de la légion thébaine. Pourtant, à Xanten, en Allemagne, on raconte qu'il y aurait eu un autre saint Victor, également martyr, et également membre de cette fameuse légion. Et qu'en est-il de Victor de Soleure ? Y avait-il trois Victor dans cette légion ? C'est bien possible. Ou alors peut-être que deux d'entre eux seraient une invention ? Il est intéressant de noter que Xanten se situe aussi au bord du Rhin, comme Zurzach, et que Soleure se trouve au bord de l'Aar, qui elle-même se jette dans le Rhin. Ces trois villes sont donc reliées par l'eau. Et quoi de mieux, en effet, pour faire voyager une légende, que le courant d'un fleuve ?

 

Mais alors où se situe la vérité dans ces récits ? Il est une première chose qui est certaine : un vaste mouvement de persécution a bien eu lieu à l'époque dans tout l'empire romain. De nombreux chrétiens durent se réfugier dans des grottes, ou dans les temples de l'Égypte antique, pour échapper aux massacres (les temples des pharaons étant perçus comme des lieux sacrés par les grecs et les romains, il aurait été un sacrilège que d'y exécuter des gens, quelle que soit leur origine). Une deuxième chose est certaine : les moines de l'époque étaient de grands voyageurs. Certains, comme Jean Cassien, quittèrent au 4ème siècle des territoires aussi lointains que ceux de l'actuelle Ukraine pour se retrouver dans les déserts égyptiens, les montagnes syriennes, et sur les côtes méditerranéennes de France, à Marseille. On pense que Jean Cassien aurait notamment rapporté d'Orient le récit du martyr de Maurice d'Apamée (dans l'actuelle Syrie), lequel est justement souvent confondu avec Maurice d'Argaune. Aurait-il aussi rapporté d'autres récits venus des ermites de la Thébaïde ? C'est plus que probable. Il a d'ailleurs écrit un livre sur la vie monastique en Orient. Ajoutez à tout cela les récits issus de la tradition orale qui ont pu se mélanger aux récits écrits par Jean Cassien, et vous aurez une idée de la richesse et de la porosité des vies de saints racontées au cours des siècles.

 

Finalement, ce n'est plus tellement de savoir si la vie narrée de Sainte Vérène est fictive ou non qui importe. La mémoire elle-même n'est-elle pas une fiction en perpétuelle reconstruction ? On peut aussi formuler ça à l'envers, si on veut : c'est la fiction qui est une éternelle resucée de nos souvenirs. Ce n'est même pas moi qui le dit, ce sont les neurologues qui étudient nos cerveaux qui l'affirment : il y aurait un lien indéniable entre notre capacité à raconter des histoires et notre capacité à reconstituer un souvenir. Et cela n'enlève rien à la vérité intrinsèque à notre mémoire, je ne suis pas en train de dire qu'il faut se méfier de tous nos souvenirs. Je serais d'avantage en train de dire que la fiction est souvent perçue comme éloignée de la réalité et que sa seule mention évoque en nous le mensonge plutôt que la vérité. Mais si la fiction reflète le besoin indéniable de notre espèce de donner du sens au monde, est-ce qu'on ne pourrait pas voir là un passage vers la vérité ? Peu importe alors le nom que l'on donnera à cette fiction. Il s'y trouve, indéniablement, une sorte de magie qui nous séduit. Et pour connaître cette magie, je n'ai pas besoin de croire en l'existence ou non de Saint Maurice, de Sainte Vérène, ou même au martyr du Christ. Il me suffit de croire en l'existence de son récit.