La passion de Saint Maurice d'Égypte

Vers l'an 440, Eucher, un ancien ermite devenu évêque de Lyon, rapporte dans une de ses épîtres à l'évêque de Sion l'existence d'un curieux récit. Lors de sa visite à Agaune, en Valais, l'évêque Eucher découvre l'histoire de la passion de Maurice d'Agaune et des soldats de sa légion, tous massacrés au début du 4ème siècle, d'après la légende,  pour avoir désobéi aux ordres de leur supérieur, le commandant romain Maximilien Hercule. Ce dernier leur aurait ordonné de participer à des persécutions de chrétiens, ainsi qu'à des rituels païens. Seulement voilà, le légionnaire Maurice et ses hommes n'étaient pas d'origine romaine. Ils étaient des coptes venus de Haute-Égypte.

 

Maurice et ses soldats seraient originaires de Thébaïde, région de l'Égypte d'alors, dont la capitale était Thèbes (actuelle Louxor). D'après certains récits hagiographiques (ou passions, qui vient du verbe latin patior, "souffrir", récits relatant la vie et les actions de saints ou de saintes), l'empereur romain Dioclétien, soucieux de réprimer des révoltes d'esclaves en Gaule, aurait envoyé sur place le commandant Maximilien et des légions venues d'Italie. Parmi ces légions, celle de Maurice d'Argaune. Que venait donc faire une légion d'Égypte parmi ces légions occidentales ? Peut-être que leur réputation guerrière aurait dépassé les frontières, comme semble le suggérer Eucher dans son récit, et que l'Empereur, en manque de légionnaires, les aurait fait traverser les déserts, la mer et les montagnes pour venir combattre des Gaulois. Mais malheureusement pour eux, la répression des chrétiens étant également sévère sous Dioclétien, ils n'auraient pas dépassé la vallée du Rhône, où ils auraient rencontré leur funeste destin. Mais était-ce seulement parce qu'ils étaient chrétiens ? Venant du sud de l'Égypte, il est plus que probable que Maurice et ses soldats aient été dotés d'une peau de couleur sombre, proche de celle de l'ébène, et d'une physionomie proche de celle des habitants du Soudan d'aujourd'hui. D'ailleurs, l'origine de son nom, Maurice, viendrait, d'après l'étymologie populaire, du mot maurus, soit d'origine maure. Ainsi, Maurice aurait-il été tué parce qu'il était différent des légionnaires occidentaux, c'est-à-dire, pour schématiser, par racisme ? Il faut toujours être prudent avec ce genre de raisonnements un peu hâtifs, d'autant plus qu'il s'agirait d'une interprétation contemporaine d'un évènement qui serait survenu il y a plus de quinze siècles. Mais il est quand même intéressant de noter que Maurice a longtemps été représenté, dans la peinture médiévale occidentale, sous les traits d'un homme à la peau pâle (voire même aux joues joliment rosées), ce qui est franchement peu probable, au vu de ses origines thébaines. On le trouve tout de même représenté sous des traits plus vraisemblables, en Allemagne, à la cathédrale de Magdebourg, dans la forme d'une sculpture du treizième siècle, et sous les traits du peintre Matthias Grünewald, dans sa peinture intitulée Saint Érasme et Saint Maurice (même si, personnellement, je trouve que sa physionomie sur la peinture se rapproche plus de celle d'un habitant du Bénin, mais bon). Et pourquoi cette vraisemblance se trouve-t-elle plutôt chez ces artistes-là, qui plus est tous deux allemands ? Aucune idée, mais la question n'est pas seulement là, car on peut aussi se demander ceci: Saint Maurice a-t-il seulement existé ?

 

La réalité historique de ce récit est sujet à certains problèmes, comme le rappelle Alfred Zangger, dans son article pour le Dictionnaire historique de la Suisse. En effet, comment comprendre la présence d'une légion aussi lointaine en Valais ? Si des archéologues attestent bien de la présence de tombes de l'époque romaine près de l'abbaye de Saint-Maurice, il est difficile d'en tirer quelque conclusion concernant la présence de légions égyptiennes dans la région. Et puis, comme le rappelle l'archéologue cantonal du Valais François Wiblé dans un article de swissinfo, il n'y a pas de légions thébaines à la fin du 3ème siècle. Elles ont été crées plus tard. Et d'ailleurs, elles n'ont jamais quitté entièrement l'Égypte. De plus, François Wiblé note des incohérences dans le récit de l'évêque Eucher, comme la punition d'abord ordonnée par Maximilien pour soumettre la légion thébaine, à savoir la décimation, une pratique qui consistait à exécuter un homme sur dix dans une troupe. Selon François Wiblé, cette pratique n'était plus en vigueur à l'époque de l'empereur Dioclétien. S'est-il pour autant passé quelque chose dans cette plaine du Valais ? Il est bien possible qu'un évènement traumatique ait eu lieu et que son récit oral ait perduré pour aboutir à la version rapportée par Eucher. François Wiblé note d'ailleurs: il y a certainement eu une bataille à Vérolliez à cette époque, peut-être que des chrétiens s'y sont fait massacrer. On a une inscription qui mentionne un officier romain mort au combat.

 

Il ne faut pas oublier non plus qu'il s'agit là d'un récit hagiographique, dont le but n'était pas tant de s'occuper de véracité historique mais de répandre le culte des saints et de remplacer les cultes païens dans certaines régions. Et bien entendu, les récits ont toujours été un moyen efficace de rallier des individus autour d'un même culte. Nul récit n'est innocent et nul conteur ne porte pas en lui le désir de nous atteindre, quelle que soit la raison qui motive cet élan. Eucher lui-même ne cherchait-il pas à convaincre ceux qui le liraient de la décadence de l'empire romain, comme il le formulait dans son Contemptu Mundi (Le mépris du monde) ?

 

On a vu et l'on voit encore, dans ce monde aux cheveux blancs, la famine, la peste, la dévastation, les guerres et la terreur.

 

Si d'autres historiens émettent l'hypothèse d'un récit oral de cet évènement bien antérieur à l'arrivée d'Eucher, on peut se demander: si ce récit est fictif, qu'est-ce qui a pu mener les habitants locaux à imaginer le récit d'un légionnaire venu de la Haute-Égypte ? Est-ce que ce serait cet inévitable attrait du lointain ? On peut aussi décider d'y croire et de voir là un exemple frappant de lutte pacifique, Saint-Maurice ayant refusé le massacre d'innocents chrétiens (même s'il était quand même commandant à la base, donc pas si pacifique que ça au départ, mais bon). 

Et puis, une autre question: qu'est-ce qui est plus proche de la fiction ? La religion ou l'histoire ?

 

Le culte de Saint-Maurice a longtemps perduré en Suisse et en Allemagne. Aujourd'hui, la petite ville de Saint-Maurice porte le nom du légionnaire égyptien légendaire, et il est le saint patron du Valais et de bien d'autres régions ou bourgades. Et son culte est lié au culte d'une autre sainte, égyptienne elle-aussi, dont le récit est aussi bien établi en Suisse: il s'agit de Sainte Vérène (ou Verena dans d'autres versions, mais j'en parlerai la prochaine fois).

 

 

Dans le court-métrage de Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard, intitulé Liberté et Patrie, commandé pour l'expo 02, il y a ce dialogue:

 

- Père, est-ce qu'on peut déguiser un message ?

- Oui, bien sûr.

- Quel est le meilleur déguisement ?

- Le formuler en serrant au plus près la vérité.