Des pays où il ne pleut pas

Il était toujours assis au même endroit. À ses côtés, il laissait traîner un grand sac en plastique noir, avec dedans quelques vêtements et deux-trois bricoles du quotidien : une brosse à dents, un morceau de savon, un stylo, des papiers personnels rangés dans une fourre transparente, et des cigarettes. On dit qu'il était là tous les jours ouvrables, à attendre que son cas se résolve. Il arrivait vers sept heures et demi et se faufilait dès l'ouverture à l'intérieur du bâtiment, après les contrôles de sécurité habituels. Il s'installait ensuite au troisième étage, sur un banc face à la fenêtre numéro quatre. Et il attendait. Les numéros des tickets défilaient devant lui, répétés sans cesse en anglais et en arabe dans les haut-parleurs. Il ne les écoutait que d'une oreille, bien sûr, puisqu'il n'avait pas de ticket. Mais il prêtait quand même un peu de son attention, au cas où son nombre préféré passerait. Et si c 'était le cas, alors l'espoir lui revenait, il se disait que ce serait sûrement un jour de chance et qu'on résoudrait finalement son cas.

Quelques heures plus tard, son cas s'éternisant un peu plus, il allait s'asseoir au café du deuxième étage, où il s'installait près de la fenêtre, à regarder d'autres personnes attendre dehors, sous le soleil, et il se disait qu'il avait bien de la chance, finalement, car lui pouvait attendre ici, dans cette pièce climatisée, au lieu de perdre la tête sous ce soleil blanc de plomb. Ceux de dehors, dieu seul sait pour quel tampon sur leur papier ils attendaient, vraiment, il y en avaient tellement, mais lui il attendait pour un tampon particulier. Celui qui lui dirait si, oui ou non, il pourrait continuer à vivre ici.

 

- J'ai quand même de la chance, qu'il se répétait, je peux manger un sandwich ici, et ils ne sont pas si mauvais, et je peux boire un café bien sucré et je m'en sors bien, avec l'argent, je veux dire, c'est pas cher, et puis eux, regarde, ils sont là, en plein soleil, ils se protègent comme ils peuvent, et il n'y a pas un vendeur de thé à l'horizon.

 

Après son café, il se rendait dans les toilettes du troisième, qui étaient plus grandes, pour se laver. Il prenait un peu d'eau dans le creux de ses mains, un peu de savon, et il se frottait le visage et la nuque. Il soufflait avec le nez et la bouche, peut-être pour éviter que l'eau savonnée ne lui rentre dans les narines, ou alors c'était juste pour faire comme son père avant lui. Quand il n'y avait pas trop de monde, il en profitait aussi pour se laver les pieds dans l'évier. Il repartait ensuite, plus propre que jamais, pour aller attendre sur son banc.

 

Les chiffres défilaient encore sur l'écran et dans sa tête. Il se disait, avec amusement, que la voix dans sa tête n'était jamais la même à chaque nombre. Est-ce que chaque nombre n'obéissait qu'à sa propre musique ? Le temps passait et bientôt les bureaux arrivaient à l'heure de leur fermeture. C'était l'heure où il s'endormait, écrasé par la fatigue et par le bruit monotone des climatiseurs. Il serait réveillé plus tard, par un des employés du bureau, venu lui dire qu'il fallait partir et revenir un autre jour. Un autre jour... c'est-à-dire demain. Il repartait alors avec son sac noir, dans la poussière et la chaleur, attendre ailleurs que le jour s'éteigne. Certains des employés le regardaient, se demandant d'où il pouvait bien venir. Il avait un accent, mais personne ne saurait vraiment dire lequel. Et il aurait bien pu être de Naples ou de Tbilissi, difficile à dire. Mais qu'est-ce que quelqu'un de Naples ou de Tbilissi viendrait faire ici, dans ce pays ? Il n'y avait rien à faire ici, disait-on. Et pourtant, il était là, et s'il revenait tous les jours, c'est bien parce qu'il avait l'intention de rester. Mais pourquoi ? Quelqu'un lui avait demandé une fois pourquoi il s'obstinait à vouloir prolonger son séjour ici. Il disait qu'il voulait vivre dans un pays où il ne pleut pas.

 

- Moi vraiment, disait un des employés du bureau en tenant son thé, je vous jure, si j'avais le choix, je me casserais d'ici. Qu'est-ce qu'il y a à faire, franchement, à part attendre que rien ne se passe ?

 

Un autre des employés, du même âge que lui, n'était pas d'accord.

 

- Il ne faut pas parler comme ça de ton pays. Ton pays est grand, et si dieu veut, il changera pour le mieux.

- Et bien moi, je préfère aller voir ailleurs. Il fait trop chaud au Caire en été, je te jure, chaque jour je perds un kilo.

- Si tu perdais un kilo chaque jour, ça se verrait. Regarde-toi, tu ne rentres plus dans tes pantalons.

- C'est parce qu'ils rétrécissent au lavage, c'est tout.

- C'est toi qui rétrécis au lavage.

- Par dieu, laisse-moi tranquille, imbécile.

 

Et alors ils refermaient les portes de leur étage et il s'en allaient vers la ville, eux aussi. Ils iraient peut-être manger un morceau au bord de la route, un sandwich au foie ou au poisson frit. Ils iraient peut-être boire un thé à une terrasse, devant un match de foot. Ils ne verraient pas, alors, comme la poussière de la ville se transforme, à l'heure du coucher du soleil. Et ils ne verraient pas, ensuite, les chouettes voler furtivement entre deux lampadaires. Et ils ne verraient pas, enfin, l'homme patient du banc marcher entre les voitures garées de Garden City, puis sur le pont de Qasr al Nil, à regarder les bateaux lumineux, et éclatants de musique saturée, glisser sous les ombres terribles du béton.