À la source du vivre et du voir

Nous étions assis dans cette ancienne salle de cinéma, où la poussière lourde retombait doucement tout autour de nous, soulevée durant la matinée par les traversées des danseurs dans la salle. Le toit était percé par endroits, laissant filtrer des rayons de lumière aussi larges que des tuyaux de plomberie. Les sièges de la salle était recouverts de poussières diverses et leurs couleurs s'étaient un peu fanées. Il y a longtemps, semble-t-il, que l'écran de la salle n'était plus là. Peut-être plus de vingt ans, à ce que j'en ai compris. Mais les images, elles, étaient encore parmi nous. Est-ce que ce ne serait pas Mahmoud Shokoko que l'on aperçoit danser entre les plis des rideaux en ruines dans El Mealam Bolbol, aux côtés de Soad Mekkawi ? Ou serait-ce Soad Hosny, riant sur un bateau, les cheveux au vent, à la vue d'une prise minuscule ? Non, la mer était loin de nous. Il n'y avait qu'un canal noir du Nil et des effluves du désert. Et de l'autre côté du fleuve, les splendeurs d'un oasis. Nous étions à Mallawi, dans la Moyenne Égypte. Et nous sortions à peine d'un cycle de travail que j'avais mené avec le Centre Medhat Fawzy, la seule école de tahtib d'Égypte.

 

Le tahtib, ou l'art du bâton, est un art ancestral égyptien encore très présent aujourd'hui lors des fêtes et des mariages. Son nom complet en arabe est fann elnazaha oua l-tahtib, soit l'art de l'accomplissement et du bâton. Elnazaha évoque différentes choses en français : la droiture, l'intégrité, l'incorruptibilité, la souplesse, l'esprit chevaleresque, la compréhension. En somme, tout ce qui fait quelqu'un de réellement accompli. L'art du bâton se pratique en groupe. Les jouteurs se tiennent en cercle et s'affrontent par deux dans des joutes improvisées assez courtes. Des musiciens les accompagnent dans leurs duels, avec des percussions, comme la darabouka ou le bendir, des instruments à vent, comme le mizmar, et des instruments à cordes, comme le rababa. Au centre de Medhat Fawzy, du nom d'un des grands jouteurs et maître de Haute-Égypte, les danseurs apprennent aussi à jouer de certains instruments et à s'accompagner ainsi mutuellement.

 

Les danseurs sont assis en ligne devant moi. Hassan, à mes côtés, traduit ce que je leur raconte sur l'expérience que nous venons de vivre ensemble. Pendant plusieurs jours, nous avons travaillé sur de nombreux exercices qui ont un lien avec le théâtre et la pratique que j'en fais. Il y a eu des exercices d'échauffement simples, où on réveille peu à peu chaque articulation du corps, pas tant dans un but de progression musculaire que dans le but de rendre le corps disponible à la recherche qui va suivre. Il y a eu des exercices de coordinations, de jeu avec la gravité, des muscles des yeux, et des exercices où la lenteur est de mise et où les sens sont exacerbés afin de les rendre plus aigus. Et il y a eu des exercices, disons, aux premiers abords, plus mystérieux. Par exemple, traverser l'espace au ralenti et chercher à oublier que nous savons à quel moment notre talon touchera le sol, chercher à oublier que nous savons et laisser naître. Puis peu à peu, au cours du stage, le travail converge vers des questions que nous n'aurions pu soupçonner en amont : que suis-je venu faire ici, au milieu de cet espace, au milieu de tous ces regards ? Et pourquoi ma main est-elle soulevée ainsi, au-dessus de ma tête ? Qui suis-je finalement, moi qui professe ces pas sous cette lumière ?

 

Il ne s'agit pas de trouver des réponses à ces questions, en réalité, ni de trouver en cet instant et en cette heure une réponse à notre identité. D'autant plus qu'il ne s'agit pas tout à fait d'une remise en question existentielle mais plutôt d'ouvrir la porte de derrière et d'aller voir la maison depuis la cour, comme dans ces instants où nous devenons soudainement conscients de nous-mêmes et, nous regardant dans le miroir, nous disons : mais qui est cette personne qui me regarde ? Il s'agit, en somme, de laisser la question nous envahir et de laisser les réponses de côté, de devenir la question, peut-être, au fond.

Je reviens avec eux sur certains moments du stage, sur leur participation et sur ce qu'ils ont apporté d'eux-mêmes sur le plateau. Je retourne à la base, aux fondements de ce qui a été mon apprentissage, mon chemin, et aujourd'hui mon travail : le travail sur l'image mentale. Pour cela, je leur cite un texte de celui qui fut un de mes professeurs les plus influents lors de mon parcours, Jean-Martin Roy, et qui résume bien cette notion :

 

À l’origine de toute expression se dissimule une image. Cette configuration mentale, naissant d’une perception extérieure ou d’une perception intérieure, propose une sensation physique. Savoir écouter la sensation physique, c’est lui donner une chance de nous conduire vers un quelque part encore à découvrir. Laisser naître ce qui commence à se manifester et le soutenir vers une forme, sans par avance en déterminer les contours, en découvrir le sens, s’en nourrir pour affirmer plus avant forme et contenu, c’est l’art de l’acteur.

 

Cette image est avant tout le fruit d'un cheminement inconscient en nous. Tout est là, je leur dis, il suffit de l'accepter. Et c'est tout le problème, bien sûr. Comment se jeter dans l'inconnu ? Comment recevoir cette incertitude alors que nous voudrions nous sentir à l'aise, et en pleine possession de nos moyens ? Je leur raconte que le chemin est là, dans cette harmonie de la maîtrise et de l'instable, comme sur le fil d'un rasoir. Je leur parle plus en avant de l'importance de soutenir ceux qui montent sur la scène avant vous, de les porter avec votre regard, avec votre amitié, votre respect, que des mots galvaudés qui perdent parfois de leur sens à force de les déblatérer à tout va. Mais, privé de leurs artifices, ces mots désignent bien quelque chose de simple et de concret. Et ce soutien dont je parle, il n'est pas si invisible que ça. Il suffit de les voir danser. S'ils sont portés par les autres, nous aurons l'impression de les voir voler. Je leur parle aussi des défis d'un travail collectif et ses avantages irremplaçables. Nous étions tous ensemble ici, dans cette salle, et cela n'avait pas de prix, il n' y aurait personne pour nous le prendre. Tant qu'il nous était possible de nous réunir ici, de passer ces quelques heures ensemble, d'apprendre à nous voir vivre, alors une certaine idée de la liberté était possible. Je leur dis encore qu'ils devaient chérir cette liberté et se l'accorder mutuellement.

Hassan traduit pour moi au groupe, en rajoutant de ses propres commentaires. Il retraduit parfois en sens inverse son commentaire ajouté pour que je le suive. Il fait le lien entre ce que je dis et le travail de sa compagnie. Il me dit qu'à El Warsha, le travail sur cette notion de laisser naître, de ne pas chercher à faire, est essentiel. Il parle aussi de ce long travail avec soi-même et du courage de laisser cela apparaître, tout simplement. Je me rappelle alors des paroles de Catherine Germaine, une grande comédienne et clown qui collabore depuis longtemps avec François Cervantes, directeur de la compagnie marseillaise L'entreprise, grâce à qui j'ai pu entrer en contact avec Hassan avant mon arrivée au Caire. C'était lors d'un stage à Lausanne:

 

Vous êtes dans un monde, ici, où on accepte votre peur.

 

J'insiste encore sur cette idée avec eux. Il est important que ce lieu devienne un lieu où ils s'autorisent à avoir peur et où ils ne seront pas jugés pour cela. Il y a eu des instants de beauté (autre mot galvaudé), et sans que nous puissions leur donner un nom, ces moments ont été reconnus par le groupe. Il suffisait d'entendre la qualité du silence pour en être convaincu. Dans ces moments de suspension, c'est comme si le cinéma lui-même s'était arrêté de respirer pour regarder. Et alors, cette ancienne définition du mot théâtre, que j'avais évoqué dans une autre chronique, resurgit: le lieu où l'on regarde. Mais regarde quoi ? Lors de ces instants, la réponse se trouve dans le silence. On pourrait pourrait attribuer tout cela à une connexion entre l'interprète et son monde intérieur, d'une qualité de mouvement remarquable, d'un dessin clair de l'espace, etc. Et tout cela serait vrai et encore, ce ne serait pas assez. Le reste, comme dirait l'autre, est silence.

 

Nous regardons encore ensemble des vidéos d'artistes divers, tels que Sidi Larbi Cherkaoui, Pina Bausch, DV8, et je vois leurs yeux s'illuminer devant une scène de Dead dreams of monochrome men. Hassan me rappelle qu'il est important qu'ils puissent un peu voir ce que font d'autres artistes ailleurs. Il n'est pas aisé pour des Égyptiens de voyager, les demandes de visa sont longues et parfois compliquées. Et il est rare que de tels artistes viennent jouer en Égypte. La vidéo, pour certains, c'est le seul moyen de découvrir ce qui se trame de l'autre côté de la mer, ou du désert. Ils me font part aussi de leurs retours, l'un d'eux me demande comment continuer ce travail. Nous imaginons ensemble un exercice collectif qu'ils pourraient pratiquer à chaque début de répétition, pour se retrouver et s'accorder, comme un orchestre accordant ses instruments. Ils me remercient pour ce partage et nous nous disons au revoir et, peut-être, à bientôt. Qui sait ce qui peut advenir ? Il y a tant de tours et détours qui vous attendent en Égypte. Et certains vous ramènent à votre point de départ. Un proverbe dit d'ailleurs: quiconque boit l'eau du Nil, y reviendra. Franchement, je n'irai pas boire l'eau du fleuve au Caire, à moins de chercher à défier mes intestins. Je me souviens, par contre, avoir un peu bu la tasse, comme on dit, alors que je me baignais dans le fleuve aux abords d'Assouan. Est-ce que ça compte ? Ou alors, faut-il entendre derrière ce proverbe un autre genre de Nil ? Les fleuves ont toujours été un symbole du temps, inexorable et sans cesse renouvelé. Et chaque fleuve est le garant d'une mémoire (et je suis bien placé pour le savoir, pour m'être intéressé à la mémoire d'une rivière en particulier, mais c'est une autre histoire). Le Nil, en somme, c'est la mémoire de l'Égypte. Sans lui, pas de vie, et donc pas d'histoires à raconter. Dans ce sens-là, donc, cela fait longtemps que je m'abreuve de ses eaux. Je suis donc bien destiné, comme le dit le proverbe, à revenir y étancher ma soif un jour.