Une connotation d'infini

Ses doigts glissaient le long de son blouson en jeans. Elle ne le quittait plus des yeux depuis une dizaine de minutes. Elle jouait avec les boutons en métal ornant son vêtement. Ils étincelaient parfois dans la nuit souterraine du métro. Elle le regardait toujours. Un sourire s'était esquissé, de ceux qui adviennent parfois de l'intérieur et qu'il est impossible d'éviter. Il y avait plus de désir dans son regard, en ce lieu, en cet instant, que dans n'importe quel autre regard de ce wagon qui nous emmenait le long de la ligne 1, en direction de Helwan. Nous avions à peine quitté la station Ain Shams, l'oeil du soleil, et les visages et les corps se remuaient doucement sous les soubresauts de cet immense cercueil de métal. Une femme vêtue d'une longue robe noire vendait des mouchoirs plus loin avec ses enfants. Plusieurs personnes sont rentrées à la prochaine station, repoussant tout le monde contre les parois. Elle s'est pressée contre la fenêtre, on pouvait voir leur deux visages se refléter dans la vitre. Il s'est rapproché d'elle, leurs deux fronts se touchaient presque. Il aurait suffi d'un remous plus sec du train pour que leur nez se rencontrent et que, peut-être, par accident, ils s'embrassent. Mais le wagon continua de remuer doucement et nos têtes dodelinaient sans désobéissance. Les deux repartirent bientôt, à la station suivante. Lorsqu'ils sortirent de leur torpeur, les portes du métro s'étaient déjà ouvertes. Ils s'en extirpèrent rapidement et s'en allèrent. Bientôt, ils rejoindront les escaliers, et plus loin la rue, où, si dieu veut, ils pourront peut-être se tenir la main.

 

 

La question des marques d'affection en public en Égypte est à l'heure actuelle encore une question sensible. S'embrasser dans la rue y est, par exemple, passible d'arrestation, sous couvert de la loi contre l'indécence publique (une loi un peu vague qui concerne également l'interdiction de boire de l'alcool en public). Dans certains quartiers, des couples se tiendront la main, dans d'autres, ils garderont une certaine distance. On croise parfois des hommes se prendre dans les bras, se tenir par le bout des doigts, marcher bras dessus, bras dessous. Mais les mêmes gestes, entre un homme et une femme, dans le contexte de la rue, est difficilement pensable. Les raisons à cela sont nombreuses, aux origines diverses et complexes, et surtout, elles n'ont pas nécessairement une base uniquement religieuse (en vérité, toutefois, comment pourrait-on dissocier la spiritualité de l'islam de la vie quotidienne en Égypte ? Dieu est partout, dans les appels des muwazineen, dans les chansons populaires, dans les gestes quotidiens, dans le langage, etc). Parfois il s'agit simplement de pudeur, et cette pudeur s'apparente alors à un voile fragile autour de l'intimité. Une protection, en somme, plus qu'une contrainte. Parfois, il s'agit d'un embarras envers les désirs des autres et cela peut engendrer de la colère et des éclats de haine. Et tous ces sentiments contradictoires se côtoient chaque jour dans la grande ville du Caire. Ailleurs, en Suisse peut-être, on se serait probablement déjà entre-tués jusqu'au dernier. Ici, les gens trouvent un moyen de vivre et continuent malgré tout de s'entraider, de s'aimer même, quand cela est encore possible. C'est peut-être cette fameuse convivialité du pays, cet esprit de coopération qui a rendu possible ce qui paraissait impossible, comme l'avancée des voitures en plein centre-ville.     

 

 

En 2013, un dénommé Ahmed El Gohary posta sur sa page Facebook une photo d'un jeune homme et d'une jeune femme s'embrassant devant un mur tagué, causant des réactions diverses parmi les commentaires. Il y avait des mécontents, des gens mitigés, des marques de soutiens, des questions ouvertes. Toujours est-il que l'image circula rapidement et devint virale. Sous la photo, en guise de légende, les paroles d'une chanson composée par Youssra El Hawary, une autrice-compositrice et accordéoniste cairote, intitulée Dans la rue. Le texte, de Amina Jahin, ironise sur cette situation:

 

Des gens s'insultent, se frappent et se tuent dans la rue

Il y a des gens qui dorment par-terre

et qui vendent leur corps dans la rue

Mais, bien sûr, ce serait un scandale

d'oublier et de nous embrasser dans la rue.

 

Le texte ne nomme pas explicitement ce qu'il convient de ne pas oublier, mais on s'imagine bien, vu ce qui précède, qu'il s'agit de cette prétendue morale qui entoure certains gestes d'amour, et qui semble parfois revêtir plus d'importance que la vision d'un homme dormant par terre. Et, comme partout, la morale ne semble désigner guère plus qu'un concept imprécis qui ne donne pas son vrai nom, ni ne dévoile son vrai visage. Il est toujours plus facile de reléguer ce genre de choses aux définitions les plus floues car il n'y a rien de mieux pour se prêter au jeu des interprétations tordues que des mots entourés de peur et de brouillard.

 

Je sors plus tard à la station Attaba. Le Caire est en pleine effervescence. En a-t-il jamais été autrement ? Il n'est pas une heure où vous ne trouverez quelqu'un dans la rue, un homme le plus souvent, assis ou de passage, un thé ou une cigarette à la main, à regarder les gens passer, à pianoter sur un téléphone, à vénérer le ciel, ou à travailler tout simplement. Ainsi, les amoureux traversent les rues et emportent leurs désirs avec eux, pour des moments plus sages, loin des regards, à l'abri des murs opaques des maisons. Viendra un jour, c'est inévitable, où ils redescendront dans la rue pour s'embrasser et ce jour-là, qui sait, nous aurons peut-être oublié pourquoi c'était un problème.

 

 

Revenu au balcon de mon appartement, à Garden City, là où les arbres rajoutent de l'air à mon intimité. Je sens un besoin irrépressible monter en moi, un besoin de dire quelque chose qui m'échappe, alors je me mets à écrire. Ce soir, c'est un poème qui se manifeste. Le premier depuis mon arrivée au Caire. Je le conserve dans un coin de papier avant de le revoir et de le remettre au propre. Je ne voudrais pas qu'on me le vole tout de suite. Je le veux d'abord pour moi tout entier, comme les lèvres d'un baiser. 


 

les aurores ont dépassé la montagne

au retour on découvre ce qu'on était avant de partir,

et les pas prononcés ont la cadence des tambours

 

je ne sais ce qu'il en est de ce qui m'entoure

 

le mélange des couleurs inverse la beauté du silence

et ce qui me regarde,

alors que le vent gonfle le dos de ma chemise,

est une apparition éternelle

et je flotte, navire parmi les terres, puisque le sable me fait voler

 

je porte entre mes côtes bien plus que le poids d'une légion - les ronces me brûlent les poignets - et à l'armure rouillée par ma sueur, je préfère la démangeaison terrible du sel et du lin des déserts