La chaleur étouffante de cette fin de mois d'avril au Caire n'est pas si différente, finalement, de la chaleur de cette fin de juin 2012 qui me voyait pour la première fois me présenter devant le jury d'un conservatoire local. Après une audition très rapide (j'avais mal compris les consignes du concours et avais préparé quelque chose d'expéditif), on me convoqua pour recevoir ma réponse. J'étais refusé. L'un des membres du jury conclut l'entretien à peu près comme ceci:
- Non mais vous savez, vous pourrez sûrement travailler dans le milieu du théâtre, comme assistant par exemple, ou à la production, ou comme dramaturge même ! Mais pas comme comédien, non... C'est quoi que vous faites déjà ? Des études de lettres, c'est ça ? Et ben voilà, c'est bien ça, vous devriez continuer. Mais comédien... non, vous devriez faire autre chose.
Ces paroles que l'on m'a dites il y a bientôt dix ans me reviennent en mémoire ce soir d'avril, bien malgré moi, dans cette ruelle étouffée du Caire où se retrouvent de nombreux Soudanais venus prendre un café parfumé au gingembre, serrés les uns contre les autres devant le dernier match en cours de la ligue des champions. Le ciel est à peine visible, entre les corps des immeubles penchés au-dessus de nous. Il fait bon, un peu frais peut-être. Mais c'est un cadeau, après les assauts répétés du soleil. Et le vent n'est plus aussi chaud qu'il y a deux jours. Ce n'est plus le khamsine qui souffle sur Le Caire, c'est un autre vent, plus clair, dont le nom m'est inconnu.
Si ces paroles me reviennent en mémoire, c'est que je suis assis sur ce banc de pierre depuis bientôt une demi-heure (si ma perception du temps est exacte) et qu'une amie d'enfance, venue me rendre visite, est assise à côté de moi, et qu'elle me donne son avis sur un court film que j'ai commencé à réaliser il y a un an, autour d'une rivière, et dont j'avais montré un extrait dans un festival indépendant l'automne dernier. Un avis plutôt négatif, qu'elle détaille et approfondit au fur et à mesure de mes demandes. Elle connait bien l'histoire du cinéma pour l'avoir étudiée en long et en large et pour être une active spectatrice des salles obscures. Ce qui me frappe alors dans sa critique, ce ne sont pas tant les questions qu'elle soulève, qui sont pertinentes pour la plupart, mais plutôt ce que je perçois dans le ton de ses remarques et entre les lignes de sa parole. Je ne peux m'empêcher de ressentir une sorte de mépris caché, comme si le simple fait que je me sois lancé dans la réalisation de ce film, sans expérience préalable et, surtout, sans une connaissance du cinéma aussi approfondie que la sienne, soit au mieux ridicule ou au pire prétentieux. Je me retrouve alors pris, presque contre ma volonté, dans une opération fumeuse de justification, sans que cela m'ait été demandé et sans que cela n'apporte quoique ce soit à une discussion devenue déplaisante à ce stade. Je ressens même quelque chose qui s'apparente à de la gêne, comme si j'étais un enfant pris en faute et réprimandé par sa maîtresse. Mais qu'a donc fait cet enfant pour mériter une telle réprimande ? J'aurais envie de dire rien, sinon de son mieux. Étrangement, parfois, c'est ce qu'on reproche le plus aux enfants.
Je m'étends encore quelques instants dans des explications vaseuses autour de mes intentions de réalisateur amateur, de ce qui m'a poussé à vouloir me lancer dans la confection de ce petit film, de mon univers bien à moi, de mes prétentions artistiques en somme (puisqu'il s'agit de cela tout compte fait: d'une idée rêvée de l'art) et ainsi de suite, jusqu'à ce que je me fatigue de moi-même et que je me rende compte que la gêne n'était pas partie (elle s'était même installée) et que tout cela n'était finalement que le résultat de mon acharnement à défendre ce qui n'avait pas à être défendu, à savoir: ma liberté de faire ce qui me chante. Nous avons donc changé de sujet. Mais le mal était fait, comme on dit, et j'en étais en partie responsable puisque j'avais moi aussi participé à cette conversation. Et ce sentiment de gêne d'enfant pris en faute avait fait resurgir de ma mémoire cet autre souvenir, face à un jury de professionnels du théâtre, qui me demandaient, en substance (car il y a toujours une question cachée derrière une autre question): « Mais pour qui vous prenez-vous ? »
Je ne m'étendrai pas plus en détails sur cette amitié (fluctuante et traversée d'épreuves de la vie, comme toutes les amitiés). D'abord parce que cela ne regarde essentiellement que moi et elle, ensuite parce que ce ne serait pas éthique. Et puis ce n'est pas le sujet de cette chronique. Il est cependant une chose essentielle qui m'a frappé lors de cette discussion. Une chose qui me concerne moi, bien sûr, mais pas seulement. Cela concerne aussi toutes celles et ceux qui ont ressenti le désir irrépressible et inexplicable de vouloir faire d'une forme d'art le centre névralgique de leur vie. Je me retrouve à devoir généraliser, et c'est regrettable, mais qu'on me le pardonne puisque j'ai l'intention de parler ici de désir et de choix de vie, et non des réalités intrinsèques à telle ou telle discipline artistique. J'ai envie de parler du désir d'être artiste, chose presque inavouable, puisque l'énoncer c'est risquer de détruire le lien fragile que l'on entretient avec un tel désir.
Dans une correspondance devenue célèbre entre Rainer Maria Rilke et un jeune poète de ses admirateurs, nommé Franz Xaver Kappus, ce dernier lui demandait si ses vers étaient bons. Question à laquelle Rilke répond simplement que le jeune poète a le regard trop tourné vers le dehors et qu'il devrait, puisque conseil lui est demandé, renoncer à tout cela. Il lui dit aussi:
Il n'est qu'un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s'il pousse ses racines au plus profond de votre coeur. Confessez-vous à vous-mêmes: mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ? Ceci surtout: demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit: «Suis-je vraiment contraint d'écrire ?» Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple «Je dois», alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d'une telle poussée.
Cette lettre de Rilke m'accompagne depuis longtemps et je la relis souvent, chaque fois que le doute me ronge et que je ne sais plus ce que je fais, ni pourquoi, et si cela vaut la peine de continuer, si je ne devrais pas, comme on me l'a dit, faire autre chose. Dans ces moments, le théâtre me semble mort ou perdu, la poésie rien d'autre que de la masturbation, et le cinéma vendu depuis longtemps. Puis, si la lettre de Rilke me retombe entre les mains, ces doutes s'évaporent. Je me rappelle alors une soirée au théâtre où j'ai vu ce qui était invisible. Je me souviens, après Pessoa, que ma mort ne changera rien et que, quoi qu'il arrive, les fleurs fleuriront de la même manière. Je revois Gena Rowlands qui dit, dans Une femme sous influence: «Tell me how you want me to be. I can be that.» Et Peter Falk qui lui répond: « I want you to be yourself.» Mais surtout, je reviens à la question essentielle de Rilke: suis-je vraiment contraint d'écrire, de faire du théâtre, en gros ce qu'on appelle généralement faire de l'art ? Cela sonnera peut-être comme une exagération, car enfin personne ne braque une arme sur ma tempe, mais oui, je le dois. Ce n'est pas une mission divine, et je ne le fais pas pour sauver qui que ce soit, ce qui serait présomptueux, et aussi ridicule. En vérité, je le fais avant tout pour moi. Et je ne pourrais pas l'expliquer mieux que de cette simple phrase, qui sonne comme un voeu de mariage: oui, je le dois. Et je n'attends pas de récompense particulière, même si je suis toujours, comme tout le monde, avide de reconnaissance. Il est une chose dont je suis sûr, et je ne vois pas comment le dire autrement sans en atténuer les précieux contours, mais il y a bien dans ce choix que j'ai fait quelque chose qui s'apparente à une question de vie ou de mort.
Si je dis tout cela, c'est pour faire entendre que je ne plaisante pas. Je ne suis pas venu, comme on dit, pour faire ma comédie. Je n'ai pas décidé de devenir comédien pour me faire mousser. Je n'écris pas de la poésie debout, caché dans l'angle d'un énième boulot alimentaire, pour faire joli. Je ne me mets pas à filmer les arbres, la rivière, le vent et décider d'en faire un film pour épater la galerie. Rien de ce que je fais depuis bientôt dix ans n'est un hobby. D'ailleurs, des hobbies, c'est simple, je n'en ai pas et je n'en ai pas besoin. Ce dont j'ai besoin, c'est de continuer à écrire.
C'est peut-être cela qui m'a blessé lors de cette conversation nocturne: la pensée qu'après toutes ces années on me suspecte encore d'agir par prétention, alors qu'il s'agit simplement de ma vie. Mais comme toute blessure, c'est avant tout une question d'orgueil. Et l'amertume se dissipe rapidement, comme à son habitude. Elle ne résiste pas devant cet appel commun à tant d'êtres humains : l'appel mortel de la création.