J'ai écrit ces pages en riant pour éviter de vous dire que vous êtes mon bien-aimé, pour éviter le mot "amour". J'attends beaucoup de l'amour et je crains qu'il ne m'apporte pas tout ce que j'attends de lui. Un petit amour, c'est peut-être déjà beaucoup. Mais un petit amour, ça ne me suffit pas.
C'est en 1919, dans cette lettre, que May Ziadé confesse son amour pour Khalil Gibran. Un amour qui a pris le temps de mûrir, puisque le début de leur correspondance date de 1912. Khalil Gibran se montrera un peu distant dans sa réponse, ce qui décevra passablement May Ziadé. Elle choisira de ne plus lui répondre pendant huit mois.
May et Khalil étaient tous deux libanais mais lui vivait au Liban alors que May vivait au Caire. Leur amour, platonique, dura jusqu'à la mort de Khalil, en 1931. Ils ne s'étaient jamais rencontrés. Et si May Ziadé a repoussé pendant des années tous les prétendants qui venaient la voir à ses salons du mardi après-midi qu'elle organisait au Caire et qui étaient un haut-lieu de l'intelligentsia égyptienne, on ne peut pas en dire autant de Khalil Gibran, qui entretenait diverses relations à Beyrouth.
May Ziadé est considérée aujourd'hui comme une des grandes intellectuelles cairotes du début du vingtième siècle. Poétesse, essayiste, biographe, elle traduisait aussi de nombreux auteurs, maîtrisant parfaitement neuf langues. Son premier livre publié fut un recueil de poèmes en français en hommage à Lamartine. De ton un peu naïf parfois, ce premier recueil contient déjà certains questionnements qui feront son oeuvre, notamment celui de la place de la femme dans une société patriarcale. Elle a écrit aussi deux livres sur des figures pionnières du féminisme en Égypte: Aïsha Taymour et Malak Hifni Nasif. Aïsha Taymour était une poétesse de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, autrice du livre Le miroir de la contemplation, un essai autour de la relation homme et femme, et également une penseuse proposant une relecture féministe du Coran, en opposition à une lecture jugée patriarcale et d'ordre plus culturel que religieux. Malak Nasif était quant à elle une autre penseuse féministe, contemporaine à May Ziadé, qui a notamment questionné les idées occidentales importées en Égypte et penché pour un féminisme qui soit recentré en Orient. Elle est aussi connue pour une intervention revendicatrice à l'assemblée législative égyptienne, où elle présentera en 1911 un programme en dix points pour l'amélioration des conditions de la femme. L'accès à l'éducation y était un des points majeurs.
Tout ce foisonnement intellectuel, dont sont issus tant d'autres femmes et hommes, fait partie du mouvement culturel qu'on a dénommé plus tard an-nahda, ou la renaissance, et dont l'apogée coïncidera plus ou moins avec la fin de l'empire ottoman. Et May Ziadé en était une figure majeure, par son travail, par ses traductions, par sa poésie, et par les salons qu'elle organisait, où se sont retrouvés les plus grands auteurs de l'époque, tous amoureux de May, dit-on. Seulement, May, elle, n'avait de pensées amoureuses que pour Khalil Gibran, et personne d'autre. On ressent, dans ses écrits, une dévotion absolue pour un amour qui soit total, d'une grande pureté, d'une grande fidélité, et dans lequel les questions de la chair ( les sensuelles, comme les triviales) n'avaient que peu de place. En somme, on pourrait dire qu'elle visait le même idéal que Solal et Ariane dans Belle du Seigneur.
Après la mort de son aimé, puis de sa mère, May Ziadé est tombée en dépression. Elle décide de retourner au Liban, où la famille de son père l'a fait interner en hôpital psychiatrique contre son gré. On dit que ce serait pour s'approprier son héritage, ce qui est bien possible. Mais peut-être sa famille paternelle n'acceptait-elle pas la liberté de pensée de May ? Et puis, elle était célibataire et sans enfants à quarante ans passés, ce qui ne passait pas.
Affaiblie par une grève de la faim, elle ne pèse bientôt plus qu'une trentaine de kilos à l'hôpital. Elle sera finalement sauvée par Habib Abou Chahla, un ancien ministre libanais devenu avocat, qui aura mené une longue bataille juridique pour la faire sortir de sa prison. En Égypte, dit-on, les intellectuels des salons ont préféré la laisser à son sort, jaloux qu'ils étaient, peut-être, de n'avoir jamais été objets de l'affection intime de May. Elle rentrera au Caire quelques mois après sa libération. Elle y mourra en 1941, dans un hôpital de Maadi. Un des poèmes de son premier recueil en français a pour titre Remember me ! Elle s'était alors choisi comme pseudonyme le prénom d'Isis.
Et ma voix imitant les sons plaintifs de
l’onde
Sur les sables dorés flotte douce et
profonde
Avec des échos frémissants…
Amie, écoutez bien, puis laissez un sourire
À l’eau qui tour à tout chante, parle,
soupire
En ses mystérieux accents.
Ne me dérobez pas longtemps la forme blanche
Qui, passant par ici, parfois relève et
penche
Son front tout inondé d’orgueil…
Ah ! revenez bientôt revoir la
capitale !
Il faut bien que pendant la saison estivale
Vous abordiez encore son seuil.
Le cafetier m'amène le zabadi que j'ai commandé (une sorte de lait frappé glacé). Les guirlandes argentées sont agitées par des bourrasques de vent qui traversent les rues du Caire. Des hommes assis à toutes les terrasses autour de moi. Certains fument en silence, d'autres boivent leur thé, d'autres encore regardent à la télé du café le nouvel épisode de la série du ramadan qui passe en ce moment. Il fait bon ce soir, et le vent chasse les mouches et les moustiques. C'est encore l'accalmie avant la grande chaleur qui nous étouffera tous un jour. Les rues n'ont jamais été aussi lumineuses que ces soirs d'avril, où les néons se mélangent aux fawani, ces sortes de lampions colorés qu'on accroche au-dessus des portes, aux fenêtres, aux balcons, pour célébrer ce mois de jeûne et de fêtes. C'est, en quelque sorte, une autre façon de célébrer la nuit, bien que son nom ne soit jamais évoqué. Seule est évoquée la lune, unique lumière naturelle visible ce soir, et qui se découvre, petit à petit, mesurant de sa rondeur croissante l'avancée du ramadan.