L'élan vital

Je suis assis au café Falak depuis une heure environ. La chaleur est encore opaque dans les rues de la ville. Aujourd'hui était une journée particulièrement chaude, on a franchi le cap des quarante degrés. Il était difficile de se mouvoir dans les rues l'après-midi. Mais à quoi bon s'agiter, puisque de toute façon, le ramadan ayant commencé depuis une semaine, la vie s'intensifie plutôt le soir en ce moment. Après l'appel de la prière du soir, au coucher du soleil, les habitants se réunissent pour prier, puis pour partager l'iftar, le repas qui rompt le jeûne quotidien. Le repas terminé, des familles sortent dans les rues, sur les places, pour partager un thé sur les terrasses, manger des gâteaux, ou prendre d'assaut le populaire vendeur de glaces du centre-ville. Des jeunes hommes circulent entre les tables pour vendre leurs sachets remplis de barbe à papa, et des ballons pour les enfants, et une femme débarque soudainement sur la place pour un numéro de cracheuse de feu. Elle repart aussi vite qu'elle est arrivée, illuminer de sa bouche incandescente les visages d'une autre foule.

 

La serveuse du café, que je commence à connaître maintenant, m'apporte un jus de banane épais. D'autres personnes sont attablées dans le calme, un peu plus loin, à étudier leurs cours sur leur ordinateur. Peu de bruits à l'extérieur du café, seul le vent chaud qui fait frissonner les arbres de Garden City et quelques scooters qui passent en pétaradant, chargés de commandes pour le repas du soir. Farah, la serveuse, m'apporte ensuite un café à la turque, moyennement sucré, ou mazbout comme on dit ici, c'est-à-dire juste comme il faut. Le café servi noir (ou devrais-je dire amer?), s'appelle ici sada, ce qui se peut se traduire par simple ou quelconque. Traditionnellement, il est dit que le café noir est servi lors des enterrements.

 

Le deuil s'accompagne souvent d'amertume, et le café noir turc, avec son goût prononcé, est un compagnon comme un autre pour embrasser la perte d'un proche. À la fin du roman de Mario Benedetti, La borra del café, un des personnages se penche vers le protagoniste principal, Claudio, pour lui ajouter du sucre (ou du lait, je ne sais plus) à son café. Claudio s'y oppose d'un geste de la main au-dessus de sa tasse, ajoutant:

 

- Non merci, je le bois amer.

 

La borra, c'est ce résidu de café que l'on trouve au fond de sa tasse. En français, on appelle ça le marc. Et il y a des gens pour lire votre avenir, votre présent et votre passé dans votre tasse.

 

Mais il n'y a pas que le café pour accompagner le deuil en Égypte. Il y a aussi l'humour, ce qui est un facteur particulièrement humain. Partout où la douleur frappe, il y a toujours quelqu'un pour faire une blague. Enfin, qui sait ? Peut-être que les dauphins se racontent des witze ?

 

Cette capacité à produire des plaisanteries dans les pires moments est un élan vital, et aussi un signe d'intelligence, selon Mahmoud, un auteur cairote que j'ai rencontré il y a quelques semaines. Après nos présentations de circonstance, l'une de ses premières questions a été:

 

- Do you know any good jokes ?

 

Et de ma mémoire resurgit cette blague que j'avais entendue il y a longtemps, en République tchèque, et qui date des années septante, à l'époque où Jan Palach, un étudiant pragois, s'était immolé sur la place publique en protestation devant l'invasion de son pays par les armées du Pacte de Varsovie.

 

- Why did people stop immolating themselves in Praha ?

- I don't know, why ?

- Because there aren't any matches anymore.

 

Mahmoud se met à rire et se lance aussitôt dans une blague de son cru. Il m'explique, avant de commencer, que le mot arabe pour dire gratter ou chatouiller a aussi le sens de manger, ce qui est une information vitale pour comprendre cette blague.

 

There was a man arrested one day because he hadn't paid his taxes. He was judged and put in prison. They tied both of his arms to the walls in his cell so his hands couldn't reach his body. After a week, he started to complain:

 

- My ass is itchy ! Please, untie my hands, I need to scratch it, please !

 

But the guards laughed and let him be. The next day, he went on:

 

- Please ! For the love of Allah, untie my hands, my ass is so itchy, it is eating me. Please, help me !

 

But the guards just went on laughing and let him be. Another day went by, and another, and another. The man kept telling that his ass was itchy and that he needed his hands to be untied to scratch it. But the guards wouldn't listen to him and went on with their days. Another week passed and the man went silent. Amused, the guards went closer to his cell to shout at him:

 

- So what ? You finally shut up ?

 

And they looked in his cell. But there was no man inside. The only thing they could see was a big giant ass.

 

Mahmoud me raconta encore de nombreuses autres plaisanteries. Certaines sont notées quelque part, d'autres se sont dispersées entre les fissures du plafond, comme la fumée d'une cigarette. C'est peut-être mieux comme ça. Certaines plaisanteries sont un aller direct vers la cellule d'une prison.