Voyage en Haute-Égypte IV

J'étais alors assis à la table d'un navire transformé en restaurant. Le nom était Salah ed-Din. Je venais de terminer un appel téléphonique avec Zizou, un conteur et musicien nubien ayant travaillé avec Hassan et la compagnie Al-Warsha. Il me disait que la façon la plus simple de le rejoindre était de remonter le Nil. J'attendais donc la venue d'un bateau-taxi qui m'emmènerait à son campement et restaurant, le Krouma Camp. Il faisait beau ce jour-là, comme à peu près tous les jours de l'année à Assouan. On dit que s'il y pleut un jour, c'est déjà beaucoup. Les eaux étaient calmes et le fleuve dominait le paysage, malgré son apparence immobile, et la présence des hautes dunes du désert Lybique, le désert qui avait vu les derniers instants du personnage de Katharine Cliffton dans le film Le patient anglais.

 

Un homme est arrivé sur un petit bateau léger et rapide. Nous avons remonté les rapides de la première cataracte du fleuve pendant une vingtaine de minutes. Le bateau sautait entre les rochers, manquant de se renverser à deux reprises. Le conducteur du bateau semblait s'amuser de mes frayeurs. Pour lui, tout se déroulait comme prévu. Nous sommes arrivés plus tard sur les rivages d'une île à première vue non habitée, si ce n'est les tables et les bancs confortables du restaurant de Zizou, à l'abri de toits de feuilles de palmiers séchées. Un homme aux cheveux gris, de taille haute, et au corps fin, est venu m'accueillir. Il se présenta sous plusieurs noms. Je pouvais choisir, me dit-il. Je choisis donc le nom de Moued. Il m'emmena vers le bar pour m'offrir un verre de karkadé, un jus d'hibiscus frais. Zizou est arrivé peu après, vêtu d'une longue guellabeya blanche qui mettait en valeur la peau brune et sombre de son visage. Il était heureux de rencontrer quelqu'un du monde du théâtre. Il me parla un peu de ses aventures au festival d'Avignon, de ses voyages en Angleterre, en Allemagne. Il me dit aussi à quel point il aimait les rivages de son Nil natal, et il me parla des années qu'il avait passées à vivre dans sa felouque, bercé par les bruit de l'eau et des oiseaux.

 

- I don't like to be in Cairo, it's too noisy. After two days there, I start to miss this place, my island. There is nothing better than to be sitting here, with the wind and the rumours of the water.

 

Nous écoutions ensemble les bruits du paysage. Les jours défilaient, j'explorais la région, les temples, le barrage de Nasser, mais toujours je revenais pour consacrer un moment de ma journée à ce coin de terre, près du désert, aux cotés de Zizou, qui parlait à voix basse, comme pour ne pas couvrir le ruissellement lourd du fleuve. Le soir, il s'asseyait à mes côtés pour prendre son repas, puis, après avoir mangé, il improvisait librement quelque chose sur son instrument, à l'écoute des mystères de la nuit. Il y avait quelques étoiles, celles qu'on pouvait encore voir, les vols des moustiques, le feu entre les tables et l'encens que Sultan, un des jeunes serveurs nubiens du Krouma Camp, grand et aux allures de prince, jetait dans les flammes pour chasser les insectes nuisibles. Zizou me racontait des histoires sur sa vie passée, sur l'amour, sur l'islam. Le cochon, m'expliquait-il, est un animal impropre à la consommation puisqu'il ne transpire pas, et donc, il conserve ses toxines dans sa chair. Le pigeon, ajoutait-il, a en revanche des vertus aphrodisiaques, tout comme le serpent. Il est donc important de consommer du pigeon avant de consommer le mariage.

C'était le temps de la Douât, le temps de la lutte entre Ré, le dieu soleil, et Apophis, le dieu-serpent du chaos et de la nuit, dont l'issue déterminerait la venue du jour. La Douât, c'est aussi le lieu des êtres immortels, le lieu où Osiris est devenu souverain grâce à Isis, qui avait longtemps pleuré sa mort avant de le faire renaître par ses propres pouvoirs. De par ses longues lamentations, Isis est devenue en quelque sorte la mère de tous les chants funéraires.

 

J'ai pu découvrir le temple qui lui est consacré, sur l'île Philae, qu'elle partage notamment avec le temple d'Horus, son fils. Le temple était orange sous ce soleil de fin d'après-midi. J'étais un des rares visiteurs sur le lieu. Il régnait une étrange paix sur cet ilot, nouveau refuge du temple d'Isis après la montée des eaux du barrage et l'engloutissement de la vallée et des maisons des nubiens qui y vivaient. Deux femmes américaines se prenaient en photo devant chaque gravure, sous les yeux patients de leur guide. Un des gardes tentait de me donner des explications en échange d'un pourboire. Je découvris dans le temple un mur sur lequel était gravé l'histoire de la momification d'Osiris par Isis et la résurrection qui en découla. Pour les grecs antiques, qui se sont réappropriés le culte d'Isis, elle était aussi la déesse de la pluie. Je me dis que, soit la déesse a déserté les terres nubiennes, soit la nature de son culte dépend de ceux qui la vénèrent. Ainsi, probablement qu'en Suisse elle serait vénérée comme une déesse nourricière de par son autre visage, celui d'une vache, ou peut-être même comme la déesse de la neige. Dans le kémitisme, une religion fondée dans les années septante aux États-unis et qui puise librement dans les mythes de l'Égypte Antique, Isis est la déesse-mère, une magicienne au pouvoir fluctuant selon les cycles de la lune. Il existerait également en Irlande une confrérie appelée the Fellowship of Isis, dont les adeptes, dit-on, se trouveraient dans le monde entier. Rudolf Steiner, lui, voyait en Isis une forme parmi de nombreuses autres d'un féminin sacré, au même titre que la vierge Marie. Sa présence s'est propagée sur la terre, on a longtemps chanté son culte, des poètes ont fait ses louanges, et même Bob Dylan lui a consacré une chanson (enfin, disons plutôt qu'il s'adresse à une Isis très personnelle). Pour le sculpteur belge Auguste Puttemans, enfin, elle était la déesse de la Vie et de la Nature, ce qu'il symbolisa par un voile de pierre qu'il sculpta sur son visage car la nature, dit-on, ne dévoile pas ses mystères.

 

Lors d'une de ces nuits d'Assouan, alors que les dieux Ré et Apophis combattaient quelque part au-dessus de nous, j'eus, moi aussi, l'opportunité d'apercevoir l'un des mille visages d'Isis. Zizou m'avertit qu'il serait absent un soir, étant invité à venir jouer sa musique au mariage d'un de ses amis. Je lui demandai si je pouvais l'y accompagner, ce qu'il accepta. Il m'emmena sur son bateau le soir dit et nous nous dirigeâmes vers un rivage ensablé, au début du désert, là où se tenait une grande tente couverte de tapis et décorée de mille lumières colorées. On nous accueillit avec un verre de thé bouillant, dans lequel se consumait une feuille de menthe. Au-loin, au-delà de la dune de sable, c'était l'immensité du désert Lybique. Et la voix mourante de Katharine Cliffton résonnait en moi depuis les profondeurs de sa grotte:

 

We die rich with lovers and tribes, tastes we have swallowed, bodies we've entered and swum up like rivers, fears we've hidden in, like this wretched cave. I want this all marked on my body, where the real countries are, not countries drawn on maps with the names of powerful men. I know you'll come carry me out to the Palace of Winds. That's what I've wanted: to walk in such a place with you, with friends, on an earth without maps.

 

Derrière nous la mort et devant nous la vie. Les invités étaient tous là et la musique avait commencé. J'étais assis du côté des femmes. Elles commencèrent alors à danser et à chanter devant moi. J'étais le spectateur muet d'un culte inconnu, bien plus ancien que tout ce que j'avais pu voir jusqu'à présent, et qui aurait pu être celui d'une lointaine déesse répondant au nom d'Isis. Mais quelle était la nature de ce culte ? Il ne s'agissait pas du mariage et de l'union de deux êtres. Il s'agissait d'un autre culte, peut-être bien d'un culte dédié au féminin, quelque soit la forme que puisse prendre ce féminin. Les regards des femmes volaient entre les invités, croisant parfois le regard de quelqu'un d'autre, et alors quelque chose se passait, une sorte de révélation, dira-t-on, aux couleurs imprécises et aux contours imparfaits. C'était la nature quittant son voile, l'espace d'un instant guérisseur. C'était aussi la vérité, sous sa forme la plus honnête, qui s'offrait à celui qui la regardait. Mais il n'y avait pas de mots pour la nommer, sinon, bien sûr, ce ne serait pas la vérité. Et alors l'instant passait et on revenait à sa réalité et à son présent qui court. Et la nature se recouvrait de ses mystères.

 

Je retournai au campement avec Zizou quelques heures plus tard, la tête pleine de musique et de sourires. J'avais vu des femmes danser pour la première fois depuis mon arrivée. Et Isis était repartie, son frère endormi entre ses bras.

Le lendemain, je fis mes adieux à Zizou et à ses collègues et un taxi me déposa à la gare d'Assouan, où je repris un train pour Le Caire. Le jour suivant, j'appris que deux trains étaient entrés en collision dans les alentours de Louxor, causant la mort de dizaines de personnes. Le gouvernement annonça qu'il allait chercher les responsables de cet effroyable accident. Les mots du chauffeur de tuk-tuk qui me ramena du temple d'Isis me revinrent alors en mémoire:

 

- Le président et son gouvernement, moi, je les appelle Ali Baba et les quarante voleurs.