Voyage en Haute-Égypte III

Les gravures qui ornent les tombeaux des rois sont un témoignage foisonnant des rituels et des croyances religieuses de l'Égypte antique. Le passage de la vie à la mort décrit par le Livre des Portes, l'histoire des rivalités entre les dieux, les prière du Livre des Morts, tout cela se déploie devant vous alors que vous descendez dans les profondeurs de la montagne, à l'abri des rayons implacables du soleil. Que choisir de cette tradition millénaire ? Comme tout conteur, je pense qu'il faut commencer par le commencement, à savoir: l'origine du monde.


Au début, il n'y avait rien, à part les eaux troubles et profondes de Noun.

Il n'y avait pas de terre, il n'y avait pas de ciel. Il n'y avait pas de dieux, pas d'êtres humains, pas de lumière et le Temps n'existait pas. Seules existaient les eaux impassibles et éternelles de Noun.

Il flottait cependant, dans les plus basses profondeurs de ses eaux immuables, un oeuf parfait. À l'intérieur de cette oeuf parfait était emprisonnée une étincelle de vie solitaire. Et un jour, sans qu'on ait pu le prévenir, l'oeuf se craquela et s'ouvrit. L'étincelle de vie s'échappa alors de sa prison et fit jaillir des profondeurs de Noun, par la force de son énergie enfin libérée, un monticule de terre. Et sur ce monticule était assis un dieu: le dieu Atoum.

 

Atoum s'était créé de lui-même. Il brillait comme un soleil, illuminant de sa lumière le nouveau monde. Mais Atoum se sentait seul sur son monticule alors il décida de créer des êtres vivants. Il saisit son pénis entre ses mains et des fluides jaillirent de son corps, donnant vie à deux êtres. Deux jumeaux: Shou, dieu de l'air sec, et Tefnout, déesse de l'air humide. Atoum, Shou et Tefnout étaient heureux tous les trois, à vivre ensemble sur leur petite colline de terre, au milieu des eaux de Noun, jusqu'au jour fatidique où Shou et Tefnout glissèrent dans les eaux éternelles et, dans un cri perçant, disparurent. Aveuglé par ses larmes, Atoum supplia son oeil de retrouver ses jumeaux perdus dans les eaux. L'oeil d'Atoum plongea et retrouva Shou et Tefnout dans les profondeurs de Noun. Puis, alors que l'oeil les remontait à la surface, les larmes de tristesse d'Atoum se changèrent en larmes de joie et tombèrent en abondance sur le sol et de ces larmes naquirent les premiers hommes et les premières femmes. Ainsi commença l'âge d'or qui vit les humains et les dieux vivre en harmonie sur leur monticule, au milieu des eaux impassibles de Noun.

 

Un jour, Shou et Tefnout, les deux enfants chéris d'Atoum, s'aimèrent comme peuvent s'aimer un homme et une femme et de cette union naquit deux enfants: Geb, le dieu magnifique de la terre, et Nout, la déesse magnifique du ciel. Geb s'allongea sur le sol et il devint la terre fertile. C'est lui qui donna naissance aux champs des agriculteurs, aux marécages et au grand fleuve du Nil. Des semailles germèrent de ses côtes et des arbres poussèrent sur son dos. Ses rires engendrèrent les tremblements de terre et sa colère apporta la famine. Nout et son frère s'aimèrent et Nout tomba enceinte à son tour. Elle donna naissance à de nombreux enfants, qui devinrent les étoiles brillantes parsemant la toile du ciel nocturne.

Mais un jour fatidique, telle la truie qui, tiraillée par la faim, se jette sur les porcelets pour les dévorer, Nout dévora ses enfants-étoiles. En l'apprenant, Geb entra dans une rage folle et la terre trembla et se brisa sous sa colère. Pour échapper à son courroux, Nout étira son corps à l'infini au-dessus de son frère. Ses orteils et ses doigts s'étendirent jusqu'aux confins de l'ouest, du nord, de l'est et du sud. Shou et Tefnout s'agenouillèrent alors devant Nout et étendirent leurs bras pour la protéger de la colère de leur fils.

 

Désormais, le corps courbé et étiré de Nout sépare le monde terrestre des eaux chaotiques de Noun. Les rires de la déesse sont les grondements du tonnerre et ses larmes sont la pluie. Les étoiles et la lune brillent le long de son corps et chaque soir, elle avale le soleil pour qu'il renaisse de son utérus, à l'aube venue.


Ce récit cosmogonique fait partie des premiers récits du genre de la mythologie égyptienne antique. Il est rattaché à la ville d'Héliopolis (ou ville du soleil), où eurent lieu les premiers cultes dédiés au dieu Atoum, plus tard assimilé au dieu Ré. Il existe plusieurs variantes de ce récit. D'aucuns disent que Geb et Nout auraient été séparés lors de leurs étreintes amoureuses parce que leurs parents désapprouvaient cet inceste (bien qu'ils soient eux-même incestueux), d'autres disent que Shou les aurait séparés car Nout ne pouvait accoucher à cause de l'étreinte interminable de Geb, qui, semble-t-il, ne voulait plus lâcher sa soeur. Ces variations sont, probablement, le fruit de l'évolution des moeurs dans la société antique, même si les relations entre frères et soeurs étaient courantes dans la dynastie pharaonique.

Tout le panthéon de cette cosmogonie est issu d'un même dieu démiurge (engendreur de l'univers): le dieu Atoum. Il est cependant intrigant de noter qu'avant Atoum, il y avait quand même un oeuf. Un oeuf parfait, d'accord, mais bon, cet oeuf... il vient d'où ? Encore une fois, nous n'aurons pas la réponse à la question qui tiraille l'humanité depuis ses balbutiements: qu'est-ce qui est venu en premier, l'oeuf ou la poule ?

N'oublions pas aussi de noter l'existence de Noun, ces eaux impassibles du récit, plus un concept qu'un dieu d'ailleurs, et qui incarne à elle seule la vaste question du néant. Sans la présence de Nout, déesse du ciel, nous dit le récit en substance, nous serions à nous recouverts par les eaux nihilistes de Noun. Tuer les dieux, ce serait se priver de sa protection et se replonger dans l'océan éternel. On peut s'imaginer qu'une telle idée puisse inspirer de l'angoisse. Quoi de plus effrayant que l'obscurité profonde d'un océan ? On peut aussi se l'imaginer autrement. Vivre entouré d'eau, c'est vivre dans le calme, et le silence, à l'abri de la voix des dieux. Mais, d'après ce récit, notre existence est étrangement liée à celle de Noun, car c'est par la disparition de Shou et de Tefnout dans ses eaux et leur retour miraculeux que notre humanité prend vie, dans les larmes d'Atoum. Peut-être que cette idée que notre existence découle d'un océan de vide paraîtra amère pour certains. Mais ne soyons pas si défaitistes. Après tout, ne sommes-nous pas des larmes de joie ?

 

Il faudrait parler aussi dans ce panthéon des autres enfants de Nout, à savoir les jumeaux Seth et Nephtys et les jumeaux Osiris et Isis (qui seraient tombés amoureux déjà dans le ventre de leur mère). Je reviendrai sur Isis dans la prochaine chronique, puisque son temple faisait partie de mon voyage. Quant à Osiris, son histoire vaut bien de s'y attarder une autre fois.