Voyage en Haute-Égypte II

La chaleur avait sensiblement augmenté. Nous approchions des quarante-deux degrés au soleil. J'avais malgré tout décider de me rendre par mes propres moyens dans la vallée des rois, sur la rive ouest de Louxor. J'étais sur le ferry qui traversait le fleuve régulièrement. Nous attendions qu'il se remplisse avant de traverser. Un homme s'est assis à côté de moi pour me convaincre qu'il fallait absolument que je vienne avec lui dans son taxi, que mon projet de m'y rendre à vélo était une mauvaise idée, que tout serait bien plus simple avec lui, qu'il ne fallait pas s'inquiéter, il me ferait un prix, que ce serait même aussi cher qu'un vélo, finalement, puisque je ne pourrais pas voir toutes les vallées des tombeaux en une seule journée avec un vélo. Je lui dis que ça ne faisait rien, que moi j'aimais bien faire du vélo. Il insista un peu, puis il finit par s'incliner devant la naïveté de mon raisonnement : s'il aime faire du vélo, alors il aime faire du vélo, qu'est-ce que je peux y faire? Bon, la vérité, c'est que je n'aime pas spécialement faire du vélo, je préfère marcher. Mais je ne me voyais pas faire les dix kilomètres qui me mèneraient aux tombeaux des pharaons à pied.

Le bateau embarqua sur les courants du Nil. On voyait des felouques glisser sur les eaux en zigzag. Une enfant s'était retournée pour me regarder fixement. Je le remarquai et la regardai à mon tour. Elle détourna vite les yeux, la tête immobile, puis ses yeux revinrent vers moi, puis se détournèrent encore, et ainsi de suite. Son corps ne bougeait pas. Seuls ses yeux faisaient des allers et retours entre moi et l'horizon, et vers cet autre oeil, artificiel, que j'avais entre mes mains. J'étais en train de filmer les bateaux du fleuve, ses courants. Je dirigeai lentement l'objectif de ma caméra vers son visage. Elle ne bougeait toujours pas, elle continuait à me regarder. Le temps passait. Qui peut dire ce qu'il y avait dans son regard ? Il aurait fallu le lui demander à elle, mais aurait-elle pu le dire elle-même ? Il y a langue et langage. La première est faite de mots et de grammaire, le deuxième, d'images, de sons, et de vide.

 

Nous avons l'habitude de construire notre rapport aux autres à travers nos yeux. La vue est, dit-on, le sens le plus activement utilisé par les êtres humains. Il est vrai, n'est-ce pas, que d'autres personnes, j'imagine, qu'elles y soient contraintes ou non, feront plutôt usage de leur ouïe, ou de leur odorat en premier pour connaître les autres. Mais, la plupart du temps, vous entendrez des gens vous dire des choses du genre : « ah, dès que je l'ai vu, j'ai tout de suite su... » ou encore « il faut le voir pour le croire ». La vérité, bien sûr, est que nous sous-estimons le rôle que jouent nos sens voisins dans notre approche du monde et il suffit que nous en perdions l'usage, momentanément ou définitivement, pour nous en rendre compte.

Cependant, il y a voir et voir. Voit-on vraiment toujours ce qui nous entoure ? Je ne parle pas de ceux qui ont délibérément refuser de voir ce qui se tramait devant leurs yeux, ou qui, par faiblesse, par paresse, oublient simplement de les ouvrir. Je pense à ces moments où nous regardons les autres un peu plus longtemps, dans un moment de silence peut-être, et alors que nous pensions avoir tout vu se révèle, l'espace d'une seconde infinie, quelque chose d'indéfinissable qui ne nous appartiendra jamais et qui s'offre à nous, non pas pour le comprendre mais pour le vivre. Et parfois même, cette seconde infinie vous fait voir un visage familier sous une lumière neuve (même si, soyons honnête, la lumière est la lumière, elle ne sera jamais ni neuve, ni usée). Vous avez alors le sentiment que ce visage, dont vous aviez longtemps parcouru les contours, décèle encore des millier de surprises, et vous vous dites, presque effrayé par cette découverte, conscient que vous êtes vous même un mystère insondable :

 

ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu

 

Le bateau débarqua une dizaine de minutes plus tard sur la rive ouest. L'enfant était partie avec sa mère et moi je me dirigeais en direction de la vallée des rois. J'évitai les chauffeurs qui tentaient de me faire rentrer dans leur véhicule pour rejoindre un dénommé Mohammed, dont m'avaient parlé les employés de l'hôtel, et négocier avec lui le prix de la location du vélo, que j'obtins pour 40 LE l'après-midi. Mohammed était un peu déçu.

 

- Who told you theses prices ? They're from before the revolution ! Anyway, you are my friend, so for you, I accept.

 

Le soleil commençait à taper dur lorsque je me mis en route. Un vent contraire ralentissait ma route mais la pente était douce et il valait mieux cela que la chaleur seule. À ma droite séchaient d'innombrables tomates salées que parcouraient des silhouettes noires. Ma route croisa celle des colosses de Memnon. Leur visage à eux avait disparu. Il n'était donc plus possible de nous regarder. Qui sait ce que nous aurions pu voir ?

 

En remontant la vallée, la chaleur se fit plus oppressante. Il n'y avait plus de vent. Un chauffeur de taxi ralentit à ma hauteur. C'était le chauffeur rencontré sur le bateau. Il était désespéré de me voir sur ce vélo. Il se mit à crier :

 

- WHY  YOU DO THIS ?! IT'S SO HOT !

 

Pourquoi, en effet, m'infliger cette montée sous quarante degrés Celsius ? Peut-être simplement parce que j'avais dit que je le ferais. Si ma mère avait été là, elle aurait sûrement répondu quelque chose comme :

 

- Laissez tomber. Celui-là, c'est une vraie tête de mule. Pourquoi faire simple, quand il peut faire compliqué ?