Voyage en Haute-Égypte I

Le train était parti à l'heure de la gare Ramsès. Le paysage calme et monotone des bords du Nil défilait devant moi depuis quelques heures maintenant : un champ long et étroit de luzerne verte, la plante fourragère d'usage en Égypte, suivi d'un autre champ de blé, puis de canne à sucre, entrecoupés de dattiers, de palmiers doum et de citronniers; puis, quelques maisons de briques rouges aux toits ouverts, et encore des champs de luzerne, et des dattiers, et des terrains vagues où somnolent les moutons, les vaches et les ânes ; la fumée des déchets brûlés le long d'un canal, les sacs en plastique volant et flottant sur des eaux brunes et troubles, les hommes en guellabeya qui cheminent entre les champs, sur les sentiers de terre, parfois chargés d'un ballot, parfois simplement en possession d'un bâton ; les femmes portant des grands sacs sur le haut de leur tête, des enfants au bout de leurs bras, criant, riant même, et le Nil, toujours, qui émerge par intervalles entre les palmeraies et les ruines d'un village, d'un temple peut-être. Tout cela, et d'autres images encore, c'était l'Égypte, dans son inextricable réalité, qui passait devant mes yeux. Et le train avaleur de poussière buttait parfois contre quelque chose, une irrégularité des rails sans doute, alors qu'un homme faisait rouler sa petite chariotte de thé brûlant entre les sièges des passagers somnolant. On devinait au loin la présence du désert, aux brouillards de sable qui cachaient jusqu'aux rayons du soleil, présence qui se faisait plus franche à l'approche de Louxor, alors que des montagnes de roche friable devenaient le nouvel horizon. Et je me dis qu'il était ironique, finalement, que le désert se manifeste par des frontières aussi hautes.

 

Entre deux tranches de sommeil, je passais le temps en musique et en lecture. Entre mes mains je tenais Le livre des prodiges, un recueil de kârâmât, ou prodiges des saints de l'islam, traduit et adapté par Kadhim Jihad. Enfin, il serait plus juste de les appeler par leur nom arabe walî, plutôt que de parler de saints, car l'islam ne connaît pas de saints comme on l'entend dans le christianisme. De plus, les prodiges accomplis par les walî narrés dans ce recueil ne sont pas acceptés universellement par tous les courants islamiques. Les mu'tazilites, par exemple, des penseurs musulmans du IXème siècle, les rejetaient entièrement, les considérant comme des inventions de charlatans et de bonimenteurs. Chez les soufis, au contraire, on accepte la véracité de ces récits, bien qu'ils les différencient eux aussi des miracles du Prophète. Un prodige ne sera pas annoncé à la masse, car il n'est pas un fait du Prophète. Son récit se doit donc de s'entourer d'une certaine discrétion. Il est une chose toutefois qui saute aux yeux à leur lecture : qu'on suive ou non les enseignements de Mahomet, on ne peut pas être indifférent au haut pouvoir fabulateur de ces prodiges.

 

Il faut saluer pour ceci le travail accompli par Kadhim Jihad, qui a fait le choix d'aller vers une épuration du récit de ces walî, si bien que les textes, parfois très courts, s'apparentent tantôt à des poèmes en prose, tantôt à des microfictions, dont la teneur mystique évidente laisse planer un certain mystère sur leur message, pour autant qu'on puisse parler d'un message. Il suffit déjà de se laisser porter par la fable. En voici une:

 

Afin de persuader l'imâm Ahmad ibn Hanbal d'accepter son soutien, le shaykh Abû Hamza al-Baghdâdi lui envoya un groupe d'hommes volants. Ceux-ci descendirent chez lui de nuit, l'entretinrent longuement des états des initiés et lui montrèrent des connaissances et des savoirs dont il n'avait jamais entendu parler auparavant. En reprenant leur envol, ils lui dirent :

 

- Ahmad, viens voler avec nous !
- Je ne peux pas, leur dit-il.
- Tu es alourdi par tes désirs, lui répondirent-ils avant de monter du patio de la maison vers le ciel.

Lui se contenta de les regarder.

 

Qui sont ces hommes volants ? S'agit-il d'anges ? Un autre de ces récits parle plutôt d'hommes-oiseaux, appelés tayyarîn, et encore un autre parle d'anges et utilise encore un autre terme arabe. Où se trouve la réponse et où commence la question ? Je n'en saurai pas plus pour l'heure sur ces étranges hommes volants. Je me demande seulement : s'ils ne sont pas des anges, qui sont-ils ? Serait-il possible qu'ils soient des précurseurs d'Abbas ibn Firnas, un scientifique et penseur musulman du IXème siècle, considéré comme le premier homme volant de l'histoire humaine ?

 

Abbas ibn Firnas se serait gravement blessé à la suite de son premier vol d'essai, ayant négligé d'étudier la question délicate de l'atterrissage. Ou peut-être a-t-il simplement été rattrapé par ses désirs ?

 

Lorsque le train arriva en gare de Louxor, il n'était pas loin de vingt heures. Je suis entré dans l'hôtel du New Everest peu après, là où une chambre m'attendait, au quatrième étage. Les murs du couloir étaient peints en rouge, vert et jaune, ornés de portraits de Bob Marley. Après avoir déposé mes bagages et enclenché le climatiseur, je suis allé m'asseoir confortablement sur un solide banc recouvert de larges coussins et de tapisseries, là-haut, parmi les toits de la ville, en attendant que ma chambre refroidisse. Un employé de l'hôtel était assis à côté de moi, occupé à fumer et à jouer sur son téléphone. Je me tournai vers lui: 

 

- Excusez-moi, j'ai une question.

- Oui ?

- Pourquoi l'hôtel s'appelle-t-il New Everest ?
- C'est drôle, tout le monde demande ça ! Je me demande pourquoi...
- Peut-être parce que nous sommes en Égypte et pas au Népal.
- Mmm, oui. En fait, je n'en sais rien, c'est mon oncle qui l'a appelé comme ça. Peut-être parce que c'est un haut    bâtiment.
- Ça se tient. Et sinon, c'est quoi cette obsession pour Bob Marley ?
- Haha ! Alors ça, si tu veux mon avis, ça n'a rien à voir avec sa musique.

 

Je le quittai pour me rendre aux abords du temple d'Amon, qui restait éclairé pendant la nuit. Je longeai un moment l'allée des sphinx, aux corps de lions et aux visages d'hommes et de boucs, qui se déployaient jusqu'au temple de Karnak. Les cochers m'assaillaient pour tenter de me faire monter sur leur calèche. Je décidai de traverser la route pour leur échapper et rejoindre la corniche du Nil. Ce furent alors les bateliers qui tentèrent de me faire monter sur leur bateau. J'avais beau leur expliquer que je ne cherchais pas à franchir le fleuve, que je voulais juste marcher le long des quais, cela n'y changeait rien. Après tout, j'étais le seul étranger à l'horizon. Je finis par abandonner et rebrousser chemin à travers les ruelles de la ville, pour éviter les rabatteurs habituels. Peine perdue, car je me suis retrouvé par erreur en plein milieu du souk. Il me fallut donc accepter ceci : mon désir de discrétion ne serait pas accompli. Moi qui ne demandais rien de mieux que de pouvoir m'asseoir et observer le monde, je dus me rendre à l'évidence qu'ici je n'aurais pas ce luxe et que les rôles étaient inversés. C'était moi, désormais, le regardé.