Animal noir

Le long de la route El-Nasr, au sud de Maadi, se tient un bien étrange animal. Son dos est noir et ses pinces sont coupantes. Au-dessus de son dos, une queue gonflée de poison pointe son dard vers le visage d'un homme endormi et qui a faim. Pourquoi cet homme a-t-il faim et comment peut-il dormir à l'ombre de cet animal noir ? Personne ici ne le sait, car savoir, dit-on, c'est déjà coucher avec la mort. Et puis, cet homme, il est comme les autres, c'est le jouet de Dieu. Il dort s'il doit dormir et il mange s'il doit manger, car tout Lui appartient.

 

Il est bien étrange cet animal car jamais il ne bouge. Ses pattes s'étendent loin autour de lui, tous les yeux ne peuvent les voir mais elles sont partout et caressent tous les visages. Les enfants aiment courir autour de ses murs et chanter ses exploits:

 

Son corps est agile, son corps est véloce, il pourrait traverser le désert d'un bond précoce !

 

Et pourtant, jamais il ne bouge. Il pèse bien plus lourd qu'une montagne, son ombre écrase ceux qui la traversent. Et pourtant, pourtant, il vous tient dans la paume des mains. On dit que sa peau est douce, chaude et lisse mais que son coeur est dur comme la pierre. On dit qu'il est sourd aux complaintes mais avide de douleur. On dit que son nom est Aarab, et que mortel est son poison, mortelle est sa caresse. Les habitants des quartiers avoisinants lui connaissent un autre nom: Turab, le cimetière. Car il porte en son ventre des milliers de condamnés.

 

Ceux qui parlent de lui sont arrêtés, ceux qui le rencontrent sont dévorés, les pères et les mères pleurent en silence leurs enfants disparus. Devant tant de secrets, certains vont même jusqu'à douter de son existence. Pourtant, il est immense, ses membres parcourent tout le pays. Vous ne le voyez pas mais en réalité vous êtes déjà dans son ventre.

 

Il n'est pas immortel cependant. Un jour, tel Muhammad, fils d'Abdallah, fils d'Abi al-Majd al-Murshidi, il convoquera tous les habitants de la ville pour leur dire au revoir. Les gens viendront, ils attendront devant la porte de son corps. Mais il n'y aura rien, Aarab ne viendra pas à leur rencontre. Et quand les gens franchiront le seuil de la porte, ils verront un champ de morts et un soleil blanc. Mais Aarab aura disparu.

 

Et les fantômes qui resteront derrière pourront à peine dire ceci: ce que nous avons vu, vous ne pouvez pas l'entendre.