Laisse-le reposer en son nouveau contour

Hassan m'a appelé vers les neuf heures du matin pour me dire qu'ils m'attendaient en bas de l'immeuble avec Mohammed, notre chauffeur pour ces prochains jours. Je suis descendu dans la rue Kamel El-Shennawy, anciennement connue sous le nom de shaeria El-Nabatet, ce qui pourrait se traduire par la rue aux plantes.

 

Nous avons traversé la zone de Helwan, au sud du Caire, là où subsistent les nombreuses aciéries fondées sous Nasser au début des années soixante. Des immenses quartiers aux rues étroites et des immeubles aux briques apparentes, pour la plupart inachevés, se sont déployés au fil des décennies.

Comme dans la plupart des quartiers du grand Caire, il n'existe pas de système d'évacuation des eaux dans les rues (ce qui pourrait sembler évident dans un pays où il ne pleut presque jamais) et le réseau hydraulique dans les habitations est souvent instable. La présence de ces aciéries, ainsi que d'autres types d'usines, engendre un haut taux de pollution dans ces quartiers et chaque année on déplore de nombreux cas de personnes malades. Et cela, c'est sans compter les innombrables déchets qui sont brûlés chaque jour au bord des routes, en bas des immeubles, dans les arrières-cours, ou simplement jetés dans le Nil, la principale source d'eau du pays. Mais comment pourrait-il en être autrement dans une ville aussi densément peuplée et dans laquelle le gouvernement peine à mettre en place un système de recyclage qui soit viable ? D'ailleurs, la plupart des sociétés de recyclages, qu'elles soient étatiques, internationales ou non-gouvernementales, n'obtiennent qu'un taux de recyclage faible si on le compare à ceux des zabbaleen, ces éboueurs indépendants qui écument la ville, collectent ses déchets et les recyclent pour un taux qui avoisine les 80%. Mais les zabbaleen méritent plus qu'une simple mention au détour d'un paragraphe, donc si on me le permet bien, je reviendrai sur leur existence, si vitale au sein de la capitale, dans une chronique future (et si dieu le veut, j'en saurai un peu plus à ce moment-là).

 

Nous avons roulé pendant plusieurs heures le long du désert, aux frontières délimitées par les pylônes électriques et les hautes cheminées des briqueteries. Lorsque nous sommes arrivés dans la ville de Mallawi, dans le gouvernorat d'Al-Minya, il était près de deux heures de l'après-midi et la rue était en pleine effervescence. Dos à nous, un canal du Nil utilisé pour irriguer les champs de canne à sucre alentours, et face à nous, un ancien cinéma, jadis laissé en jachère et qui abrite désormais le Centre Medhat Fawzi des Arts du Bâton. Un art qu'on appelle aussi le tahtib.

 

Le tahtib est considéré comme étant l'un des arts martiaux connus les plus anciens au monde. On en retrouve des représentations gravées sur des ruines datant d'il y a plus de quatre mille ans. À l'origine, il s'agissait d'une forme de joute enseignée aux soldats lors de leur entraînement militaire, dans laquelle deux personnes s'affrontaient armés d'un bâton. Cette joute a progressivement évolué en une danse traditionnelle, accompagnée des joueurs de tarabuka et de mizmar, où les hommes, vêtus de longues guellabas s'affrontent en de larges gestes circulaires et en d'agiles sauts à travers l'espace.  

 

La rencontre entre la compagnie Al-Warsha et cet art ancestral date du début des années nonante et de la rencontre entre l'un des comédiens de la troupe, Mohammed Abdel-Azim, et Medhat Fawzi, un illustre danseur de tahtib. Hassan m'explique:

 

- Nous cherchions depuis un certain temps à former Mohammed à l'art du bâton pour les besoins d'un spectacle. Il était difficile de trouver quelqu'un qui veuille bien enseigner cet art en dehors du cercle filial. La rencontre avec Medhat a été déterminante.

 

Depuis, l'idée de créer à Mallawi un centre dédié au tahtib a fait son chemin et aujourd'hui il accueille des danseurs de tous les âges et même, depuis peu, les premières élèves danseuses.

 

- Nous craignions un peu la réaction de certaines familles traditionnelles, pour lesquelles il peut être impensable de laisser de jeunes femmes danser. Mais finalement, nous n'avons pas reçu de plaintes et les choses se sont déroulées plus simplement que nous ne l'avions imaginé.

 

Lorsque nous sommes entrés dans ce grand cinéma aux murs défraichis, une douce lumière filtrait à travers ses hautes fenêtres sur la scène de répétition. De nombreux hommes et enfants étaient présents, certains assis sur les sièges de la salle, d'autres debout, leur bâton en main, prêts à commencer les répétitions d'une nouvelle chorégraphie, ainsi que des passages de différents spectacles. Un jeune homme est venu nous apporter du thé et nous nous sommes installés avec Hassan à une table près du premier rang. La répétition a commencé.

 

Les danses se succédaient. Les danseurs s'affrontaient, affrontaient  des ennemis invisibles, ou affrontaient les spectateurs, dans un certain sens, par leur énergie et les coups qu'ils portaient contre la terre, contre le vent. Ils tournoyaient entre eux, leur bâton décrivant des cercles au-dessus de leur tête, frôlant les bâtons des autres, dans une sorte de connivence amusée. Après tout, il ne s'agissait pas tant de faire la guerre que de jouer avec la gravité et la résistance. Un jeune garçon est venu danser seul sur scène. Il dansait l'air de rien, comme s'il la danse se faisait sans lui. Il levait les yeux autour de lui, on aurait dit qu'il regardait simplement la salle, les gens, sans chercher pour autant à rencontrer notre approbation. Il dansait pour lui et il nous regardait. Peut-être s'étonnait-il, au fond de lui-même, que nous soyons capables de vivre sans danser.

 

La répétition s'est achevée sous nos applaudissements et nous sommes repartis en direction de notre hôtel à Abu Qurqas, où nous attendait un repas complet. L'hôtel était situé dans un centre d'éducation fondé par des coptes. Hassan m'expliquait qu'il existe une grande communauté copte dans la région, peut-être bien la moitié de la ville. On entendait des chants de prières chrétiennes résonner depuis une salle au-dessus de nous. Des palmiers remontaient le long des chambres, au milieu de la cour intérieur de l'hôtel. Des sièges confortables un peu partout, tissus vert pomme, où l'on pouvait apprécier l'amertume adoucie d'un café et où de jeunes filles coptes, aux longs cheveux noirs, riaient en se montrant des photos sur leurs écrans de téléphone. Une enfant déambulait de part et d'autre et me poussa les jambes à plusieurs reprises pour que je la laisse passer. Elle avait le regard grave, comme si elle était chargée d'une importante mission. Les chants et les prières prirent alors fin et un petit monde joyeux débarqua en riant pour venir souper au restaurant de l'hôtel. Je suis sorti encore quelques instants pour marcher sur les sentiers de terre battue de la ville, entre les champs de blé et de luzerne, à regarder le soleil jouer avec les feuilles inclinées des palmiers. Puis, je suis allé me coucher. L'oreiller était aussi dur qu'un sac d'avoine.

 

Le lendemain, Sayid, un guide de la région et passionné d'histoire ancienne, nous emmena visiter les traces de l'ancienne Hermopolis, jadis capitale de la Haute-Égypte, et qui abrite aujourd'hui les ruines d'une antique église copte. Il y avait un âne qui attendait près des ruines. Sayid nous dit qu'il s'agissait de l'âne d'un paysan qui le laissait là pour la journée, avant d'aller travailler. Un chien accourut en dessous de nous et se réfugia dans une tanière. Il y avait un peu plus loin les ruines d'un autre temple: le temple du dieu Thot, dont le visage est parfois représenté par un babouin, parfois par un ibis. Thot était considéré comme le dieu de l'écriture et du savoir. Il était celui qui savait et comprenait tout. La mythologie greco-romaine l'assimila à leur panthéon sous le nom de Hermès. On dit aussi qu'il aurait été assimilé dans l'Ancien Testament à la figure d'Hénoch, un autre messager divin. Thot aurait apporté aux êtres humains le verbe, c'est-à-dire la connaissance et, par cela, la poésie, la danse et la musique. Ainsi, par extension, Thot est le dieu de tous les arts passés et à venir. C'est accompagné de sa présence que nous entrons plus tard dans la nécropole qui lui est dédiée: Tounah Al-Gebel.

 

Des familles égyptiennes étaient installées sur le sable autour de la nécropole. Nous étions aux prémisses du désert et j'étais, je crois, le seul étranger à la ronde. De nombreux regards me dévisageaient avec une intense curiosité. Qu'est-ce qu'il pouvait bien faire par ici ?, devaient-ils se demander. Sayid me fit entrer dans les longs couloirs souterrains. Des milliers de cercueils de terre brisée, de bois pourri et de pierre s'entassaient par dizaine de milliers dans les chambres funéraires. Tous ces cercueils abritaient autrefois les corps momifiés de milliers de babouins et d'ibis. Sayid me raconte:

 

- The families came here to lay the baboons and the ibis, as an offering to the god. If you were rich, you would buy a stone coffin. If not, a clay one.

 

Des visiteurs locaux écoutent d'une oreille les explications de mon guide et lui demandent de raconter encore une fois ses histoires en arabe. On m'emmène plus loin au tombeau de Pétosiris, un haut prêtre de Thot qui fut un grand sage de son temps, quelque 300 ans avant l'arrivée du christianisme. Et la sagesse de Pétosiris, croyez-le ou non, a bien traversé les siècles pour faire des émules jusqu'à notre époque. Elle s'incarne aujourd'hui dans la sagesse et la pugnacité de la doctoresse Mervat Abdel-Nasser, la fondatrice d'une utopie: la nouvelle Hermopolis.

 

Nous la rencontrons ce même jour, à l'entrée du domaine de cette nouvelle Hermopolis, gardée par des murs de briques jaunes et une lourde grille de fer. Nous avions traversé un long jardin fleuri et peuplé d'oliviers. Mervat me dira que ce jardin est le chemin de la vie. De l'autre côté de ces murs, c'est le désert, soit le royaume des morts. Nous avions donc déjà accompli une part de ce chemin.

Mervat était débordée lorsque nous sommes arrivés, des visites incessantes emportaient son énergie. Elle nous proposa de nous asseoir un instant avant de revenir nous rejoindre plus tard. Un jeune homme nous amena du thé. Mervat me parla de son rêve: elle voulait construire un lieu dédié à la philosophie et au savoir, un lieu où des intellectuels et des artistes du monde entier pourraient venir se retrouver et échanger dans le respect et la liberté. Des chambres aux dômes arrondis entouraient le jardin où nous nous trouvions. Elles portaient le nom d'illustres philosophes arabes et de poètes occidentaux, comme Rilke. Mervat voudrait un lieu qui soit le trait d'union entre les courants de la pensée orientale et occidentale. Elle me posait des questions sur moi, elle me demandait mon nom. Elle se plaignit d'oublier les noms des gens mais aussi, bon, me dit-elle, est-ce que c'est vraiment si important?

 

- It's important to remember that you love the people. Their names aren't that important.

 

Et nous parlions ainsi de son utopie et des obstacles qu'elle rencontrait. Des obstacles, la plupart du temps, d'une nature purement administrative et quotidienne. Elle aimerait avoir plus de temps pour se consacrer à la philosophie sous-jacente de ces espaces (car les espaces ont des idées qui leur appartiennent, encore faut-il savoir les reconnaître). Mais, nous dit-elle, son temps est rongé par ces préoccupations triviales que sont la maçonnerie, la plomberie des toilettes, l'aménagement de la cuisine, enfin, toutes sortes de tâches qui nous rappellent immanquablement que nous sommes des êtres de la terre, quoiqu'on dise, et que nos besoins sont avant tout primaires. Erst kommt das fressen, disait Bertold Brecht dans son opéra de quatre sous, dann kommt die Moral.

 

Hassan la taquine un peu sur ses soucis, il lui demande pourquoi elle ne s'entoure pas d'aide, pourquoi essaie-t-elle de tout faire toute seule ? Elle avoue avoir de la peine à trouver quelqu'un qui comble ses attentes. Et puis, n'est-ce pas, tout cela c'est toute sa vie. Est-ce qu'on confierait sa vie à n'importe qui?

 

- I already built my tomb over there in the desert. This will be where I end my path, inchallah, if no one else interferes.

 

Nous la quittons une heure plus tard, en route vers Abu Qurqas pour y passer notre dernière nuit. Nous nous sommes promis de nous revoir quelque part au Caire, lorsqu'elle repassera en ville, inchallah, dans quelques semaines.

Le lendemain, dans la voiture, je repense à tous ces rêves qui flottent au-dessus de nous et qui nous attisent, parfois nous usent, et nous donnent un chemin pour nous donner la sensation que nous sommes vivants. Est-ce un mal que de rêver ? Je n'ai pas de réponse, puisqu'il s'agit probablement d'une mauvaise question. Peut-être faudrait-il plutôt continuer à se demander: ai-je besoin de rêver ? Et si la réponse est oui, alors la suite prend son chemin. Et mon chemin, en ces dernières heures de nouveaux apprentissages, coïncidait avec cette longue route de poussière ocre, entre deux déserts de terre et de pierre, cette longue route du retour vers Le Caire, là où m'attendaient d'autres rêves et d'autres rencontres, et où je continue d'ouvrir les yeux, puisque c'est la plus grande liberté qui me soit offerte. Et en attendant cette nuit du retour, chez moi, quand je m'endormirai d'un sommeil réparateur aux tendres frontières, je récite pour Hassan ce poème de Jules Supervielle, que j'ai appris il y a lontemps, et qui est de circonstance:

 

Voyageur, voyageur, accepte le retour,
  Il n'est plus place en toi pour de nouveaux visages,
  Ton rêve modelé par trop de paysages,
  Laisse-le reposer en son nouveau contour.

  Fuis l'horizon bruyant qui toujours te réclame
  Pour écouter enfin ta vivante rumeur
  Que garde maintenant de ses arcs de verdeur
  Le palmier qui s'incline aux sources de ton âme.