Rivages de l'oasis II

Des enfants passent devant moi, chargés de terre glaise. Plus loin, un des potiers en chef examine la dernière fournée, à la recherche d'une éventuelle fissure, ou d'une peinture craquelée. On me fait patienter à l'ombre d'un palmier, sur un long banc de pierre froide, recouvert de coussins et de tapis colorés. Un homme vient m'apporter du thé. Il se présente sous le nom de Hussein. Il commence à préparer un feu dans le foyer de cendres à côté du banc. Il sait quelques mots en français qu'il s'amuse à insérer dans notre conversation.

 

 - Did you sleep well ?

 - Yes, yes, I did.

 - Bien, c'est très bien.

 

Il s'allume une cigarette et regarde le feu consumer l'extrémité du tronc qu'il a placé entre les brindilles et les braises. Les garçons apprentis-potiers profitent d'une pause pour se courser dans le jardin. Le temps est doux sous ce palmier et, l'espace de quelques minutes, on n'entend rien d'autre que les cris des enfants et le bois qui craque entre les flammes. Puis, Hussein me dit que je peux me rendre vers la maison d'Évelyne. Un autre homme arrive pour m'y emmener, un peu plus haut, au-dessus des ateliers de l'école. Il y a des pots et d'autres objets un peu partout, certains sèchent au soleil, d'autres attendent d'être repeintes. Des pinceaux d'émaillage et des ébauchoirs s'étalent sur les étagères qui surplombent un vieux fauteuil d'osier. J'aperçois une silhouette recroquevillée sortir de la maison d'en face. Elle s'approche de mon guide et lui dit quelque chose en arabe, ce à quoi il acquiesce. Il me présente. Évelyne me regarde un instant par dessus de la monture de ses lunettes, puis me dit:

 

 - Vous parlez français ?

 - Oui, je suis suisse romand.

 - Ah, tant mieux parce que d'habitude c'est des suisses allemands qui viennent me voir et ils sont pas fichus de parler français.

 

Elle avance en s'aidant d'une béquille. Elle m'invite à m'asseoir sur une chaise, face à son fauteuil. Elle me raconte sa vie en Égypte, son arrivée il y a quarante ans, depuis la Chaux-de-fonds.

 

 - Il n'y avait rien ici quand on est arrivés avec Michel, pas de maison, pas de jardin, rien du tout. On a tout fait construire nous-mêmes, petit à petit. Moi quand je suis venu ici pour la première fois, j'ai vu le lac, le village, tout ça, mais surtout c'est le ciel qui m'a fait rester. Il est très grand par ici. On est rentrés en Suisse, on a fait nos bagages et on et revenus avec nos enfants. Ma fille a bien voulu aller à l'école dans le village voisin, elle aimait bien avoir son pupitre. Mais Angelo, par contre, il a jamais voulu y aller. Alors on lui a fait l'école à la maison, comme on a pu. Il sait lire aujourd'hui, enfin plus ou moins. Par contre, écrire c'est pas son truc. Il dicte des choses sur son téléphone et ça écrit pour lui. Moi, je saurais pas faire ça.

 

Elle me dit qu'elle s'attendait à tout sauf à ce que le village devienne reconnu pour sa poterie.

 

 - Au début, c'était surtout pour les enfants qu'on faisait ça, et puis maintenant ils ont ouvert leur atelier eux aussi. Une fois, une artiste suisse est venue me dire: mais pourquoi vous les poussez pas à faire des projets plus artistiques, des expositions, etc ? Moi je lui ai dit, oui, on pourrait. D'ailleurs y en a qui sont très doués. Mais bon, pourquoi vouloir toujours faire des choses plus artistiques ? Est-ce que ça ne suffit pas comme ça ? (elle prend un pot entre ses mains, le caresse du bout des doigts) Pour moi, c'est déjà bien assez. Longtemps après nous, il y a Mohammed Abla qui est venu installer son centre d'art à côté. Moi je dis, pourquoi pas, mais enfin...

 

Mohammed Abla est un des peintres contemporains les plus reconnus d'Égypte. Son travail est exposé depuis les années 80 à travers le Moyen-Orient et l'Europe. Le centre qu'évoque Évelyne est le premier centre d'expositions de caricatures d'Égypte et, de ce que j'ai pu comprendre, probablement le seul centre de ce genre dans tout le Moyen-Orient.

Elle m'invite à la suivre dans le jardin. Il est très beau, me dit-elle, il faut le voir. Elle avance lentement sur un petit sentier, évitant soigneusement certains nids de poule.

 

 - Je me suis cassé le col du fémur il y a six ou sept mois et ça se répare lentement. Mais le pire, c'est les vertiges, ça me prend des fois, je ne sais pas pourquoi. Ah tenez, regardez ça... C'est en train de fleurir, c'est beau, non ? On appelle ça un tulipier du Gabon. Et là-bas, celui avec les belles fleurs roses et pourpres, c'est un arbre pied-de-chameau, parce qu'il a des feuilles en forme de pied de chameau. Et là au fond, c'est notre pigeonnier. Vous pouvez aller le voir. Moi, je n'y vais pas.

 

Elle retourne à son fauteuil, m'invitant à faire le tour de la maison. Lorsque je reviens, un peu plus tard, elle s'apprête à redescendre vers les ateliers pour aller examiner le nouveau four. En chemin, elle me demande mon bras pour l'aider à descendre la pente.

 

 - D'habitude, je peux le faire toute seule, mais là aujourd'hui, ça tourne, je ne sais pas. Faudrait que j'aille voir un... comme un dit... psychomoteur, enfin quelque chose du genre...

 - Un physiothérapeute ?

 - Oui, c'est ça: un physiothérapeute.

 

Je l'accompagne jusque dans la boutique de l'école. Elle examine la nouvelle fournée que lui tendent ses anciens disciples. Elle me dit qu'ils testent une nouvelle terre:  la terre blanche. Elle passe des pots, des assiettes, des tasses devant ses yeux, en silence. Les autres attendent calmement autour d'elle. Un des jeunes garçons se charge de lui passer les objets. Elle donne quelques instructions, fait quelques remarques sur la qualité de certaines finitions. Puis, elle s'enfonce plus profondément dans son fauteuil pour regarder la pièce.

 

 - Vous voyez ce plafond ? Ça n'existait plus par ici ce genre d'architecture quand on s'est installés. On a fait venir des hommes de Nubie pour le construire. Il y a plein de belles choses par ici. Mais le gouvernement fait n'importe quoi. Il y a un tombeau magnifique qui a été enlevé, pas loin de Fayyum. Ils sont en train de détruire tout ce qu'on aimait en Égypte.

 

Elle regarde encore la pièce et demeure silencieuse. On lui dit qu'une femme la cherche.

 

 - Ah ça, il y a toujours des gens qui me cherchent.

 

Je la quitte pour aller explorer la rive du lac. Je marche longuement sur la plage. Le soleil est encore clément en cette saison. Sur la plage, divers restes de débris s'exposent, peut-être repoussés par le courant des eaux. Il paraît qu'il y a de cela des millénaires, les marais en bordure du lac étaient un lieu de chasse privilégié des pharaons. Je croise plus tard un groupe de jeunes adolescents venus se baigner. L'un d'eux se baisse dans un coin pour chier et se relève aussitôt. Je suis impressionné par sa rapidité. Il va ensuite tranquillement se laver dans l'eau salée du lac. Il s'amuse à se frotter le caleçon et expose, hilare, son érection à ses amis, qui menacent en riant de le prendre en photo.

Je m'installe sur le balcon d'une maison inachevée et j'observe la lumière descendre et devenir plus rouge, plus légère. Le lendemain, je remonterai ce rivage vers un autre carrefour, vers un autre bus qui me ramènera au Caire. Je verrai encore les tours d'eau et les pylônes électriques s'élever dans le désert. Il y aura de nombreux chiens morts sur le bord de la route, dont le corps sera veillé par de grandes aigrettes blanches. Il y aura d'autres contrôles de police et d'autres voyageurs somnolant entre les tremblements de la route. Et bientôt, la ville apparaîtra devant nous, et nous y entrerons, témoins des immensités du ciel, le regard plus sombre.

 

Mais en attendant, je suis toujours sur ce balcon, à me demander ce que je peux bien faire ici, et si tout cela avait été prévu depuis longtemps, mon voyage, la rencontre avec Évelyne, les marches sous le soleil, ou si ce n'est que le fruit d'un hasard bien organisé. Je me demande si je sais faire autre chose que des routes caboteuses, si j'avance quelque part, ou si les sables me ramènent toujours à la même dune, comme les courants ramènent toujours au même port. Et puis, je me retrouve à la même conclusion, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de conclusion et que pour l'instant, je suis là, sur ce balcon de béton, le soleil est encore clément et je suis bien vivant. Et, comme dirait sûrement Isabelle Eberhardt, c'est bien assez pour toute une philosophie.