Rivages de l'oasis I

Je suis sorti de l'arrêt de métro Al-Monib vers les dix heures du matin. La rue était traversée de toutes parts par des piétons, des tuk-tuks et de ces bus qu'on appelle ici microbus, lesquels couvrent de longues distances en ville et hors de la ville à un prix très bas. Pour les attraper, il suffit de se placer en bord de route et de leur faire signe. Si vous connaissez un peu le Caire et que vous savez où vous allez, un signe spécifique de la main vous sera nécessaire pour indiquer au chauffeur votre destination. S'il va dans votre direction, et qu'il lui reste de la place, alors il s'arrêtera pour vous embarquer, peu importe que vous soyez sur le périphérique ou que la circulation soit chargée. Par exemple, si vous allez vers le septième district, à Nasr City, faites le signe de la victoire avec votre index et votre majeur, la paume tournée contre vous. C'est aussi le signe du chiffre 7 en arabe. Mais le bus que je voulais prendre ce jour-là allait ailleurs.

 

Je remontais la rue Salah Salem, d'après les indications d'un autre chauffeur, à la recherche du microbus qui m'emmènerait à Al-Fayyum. Mon chemin croisa celui d'autres voyageurs, des jeunes soldats en uniforme, des femmes portant des sacs en plastique remplis de vêtements et de linges sur leur tête, un enfant à chaque main, des vendeuses de mouchoirs, des vendeurs de chargeurs, de foulards et d'oranges. Quelques chiens patientaient au pied d'une boucherie ambulante, où des carcasses d'agneaux percées de crochets se balançaient doucement, le sang aux abois, gouttes rouges prêtes à tomber.

Arrivé à un grand terrain de terre ocre rouge et aurore, occupé dans toute sa largeur par des files de véhicules, je me précipitai vers l'homme qui criait Al-Fayyyum ! Al-Fayyum ! Je m'assis à l'arrière, serré contre un homme en costume noir et chemise blanche. Le chauffeur continua de crier quelques minutes, le temps que le bus se remplisse, un total d'environ quinze personnes les unes contre les autres, puis nous sommes partis. Les pyramides surgirent à peine de derrière une colline, à notre gauche, tandis que devant nous se dévoilaient les premiers signes d'un désert. Une légère brume de poussière ambrée dissimulait pudiquement la nudité de l'horizon. Il n'y avait que le ciel au-dessus de nous qui se laissait bien voir. Mais qui oserait le regarder ?

 

Nous sommes arrivés une heure et demie plus tard dans la ville de Fayyum, capitale du gouvernorat du même nom, et centre urbain de l'oasis d'Al-Fayyum. Je tournai en rond pendant longtemps, à la recherche du bus qui me mènerait vers ma prochaine destination: le village de Tunis, au bord du grand lac salé Qarun. Comme je ne trouvais pas les rues qu'on m'indiquait, je finis par me diriger vers un groupe d'hommes assis à l'arrière d'un parking, occupés à fumer la shisha. Ils se levèrent tous et commencèrent à argumenter entre eux quel était le meilleur chemin à suivre pour se rendre à Tunis. L'un d'eux finit par se proposer comme chauffeur. On discuta du prix, on négocia un certain temps, je tentait de le faire baisser jusqu'à un certain point mais il refusa d'aller en dessous de 200 LE. Est-ce que c'était un bon prix ? Je n'en étais pas sûr, j'en doutais même, je dois dire, mais je n'avais aucun moyen de le savoir et mon arabe est encore trop pauvre pour pouvoir me défendre. Je me rappelle alors qu'on parle souvent du Moyen-Orient comme la culture de l'écrit. S'il fallait parler du Moyen-Orient en général (pour ce que ça peut bien vouloir dire), alors je ne sais pas, peut-être, je ne le connais pas assez. Néanmoins, en ce qui concerne l'Égypte et le peu que j'en ai vu, le si peu que j'en ai entendu, et bien je dirais qu'avant tout, c'est la parole orale qui circule. Il y a peu d'informations écrites, les bus n'ont pas toujours de chiffres à l'avant, il n'existe pas de plan officiel des transports publiques (à part les lignes de métro) et les noms des rues sont invisibles dans certains quartiers. Pour vous repérer, pour avancer, la meilleure chose à faire, c'est encore de parler aux gens. Et plus vous saurez communiquer dans la langue locale, plus il vous sera facile d'avancer sans vous faire enfumer et de donner naissance à votre nouvelle existence, celle que vous ignoriez et qui trouve ses marques dans les courants de l'oralité arabe. Mon existence orale à moi est encore floue: une heure plus tard mon chauffeur me déposait sur une route déserte. Et comme je n'étais ni sûr de ce que je lui avais dit, ni de ce qu'il m'avait répondu, je ne pourrais pas dire si tout s'était déroulé comme prévu ou si je m'étais fait avoir comme un débutant (ce que je continue d'être d'ailleurs).

 

Je marchai jusqu'au rivage du lac Qarun. Quelques maisons vides et des lieux de plaisance tués par le temps et le soleil. Il y avait les signes d'une époque plus faste, ou peut-être simplement d'une tentative. Des parcs asséchés, des piscines évaporées et d'innombrables chaises longues recouvertes de sable jaune. Je marchais comme ça, pendant un ou deux kilomètres, avant de m'avouer que je n'avais pas envie de marcher les deux ou trois heures qui me séparaient de Tunis. Alors je commençai à faire des signes mais je ne connaissais pas le signe pour Tunis, s'il en existait un. Pour finir, un genre de bus encore à mes yeux inconnu s'arrêta à ma hauteur. Un véhicule plus bas de plafond et plus long, aux banquettes disposées face à face. Le chauffeur et son partenaire me proposèrent un prix, bien trop élevé. Je marchandai encore un instant, on s'accorda sur un autre prix (peut-être encore trop élevé) et ils me déposèrent environ quarante minutes plus tard aux portes du village. J'étais enfin arrivé.

 

Je commençai à errer dans la rue principale du village. Les hôtels et les auberges aux allures neuves et invitantes se succédaient. Les murs étaient décorés de peinture et de couleurs. De nombreux ateliers de potiers exposaient leurs oeuvres. Je marchai ainsi jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'hôtel, plus de kiosques, plus d'artisans. Seule une rue déserte, à la terre battue, et un grand dalmatien, assis contre un mur de terre sèche, le museau droit devant lui.

À ma droite, il y avait un panneau qui disait: pottery school of Evelyne Porret . J'entrai à l'intérieur. Un jeune garçon m'accueillit et m'emmena voir les ateliers. On entra dans la salles des fours. Près de l'un d'eux, il y avait un homme, la quarantaine, le visage bruni par le soleil éternel des oasis, et les cheveux blonds. Son visage m'intriguait, il paraissait dur, travaillé par le sable et le sel. Il parlait en arabe comme un local, il avait les mêmes expressions, les mêmes gestes. Mais il était blond. Il se présenta: il s'appelait Angelo. L'atelier avait été fondé par sa mère, il y a de cela trente ou quarante ans, peu de temps après son installation dans la région. Évelyne vient de Suisse. Elle est venu vivre ici, avec son mari Michel Pastore, dans les années 80 et a fondé cette école de poterie qui a lancé un mouvement inattendu dans la région. Aujourd'hui, Tunis est devenu un village réputé pour ses artisans potiers, tous des anciens et anciennes élèves d'Évelyne. Le tourisme s'est développé, des promenades à cheval aux safaris en 4x4, les hôtels ont surgi de partout, certains imitèrent l'architecture de la propriété d'Évelyne, typique des maisons du royaume de Nubie, région située au sud de l'Égypte, aux frontières du Soudan. Angelo, lui, est arrivé dans la région à l'âge de trois ans. Il s'occupe en ce moment des affaires de sa mère. Je demande si je peux la rencontrer. On me dit de revenir demain. Pour l'heure, elle se repose. Un des maîtres-potiers me dit:

 

 - She is old, you know.

 

Je leur demande s'ils connaissent un hôtel pas trop cher où je pourrais m'installer. Ils me proposent de me loger dans une petite maison de la propriété pour une modique somme. Le maître-potier envoie une vieille dame assise sur une paillasse pour aller nettoyer ma chambre. Elle y va en râlant, puis elle revient plus tard pour me montrer, avec fierté, la propreté impeccable des lieux. Je vais m'asseoir sous le toit de la véranda. La lune se lève au-dessus de l'oasis. Au-delà du lac, sur l'autre rive, c'est le début du grand désert. La fatigue me gagne, une douce quiétude s'installe. Je relis, pour le plaisir, le début du livre Dans l'ombre chaude de l'islam, d'Isabelle Eberhardt, une autre voyageuse suisse qui parcourut longuement les déserts d'Algérie:

 

 

Je n'aime pas à mépriser. Je voudrais tout comprendre et tout excuser. Pourquoi faut-il se défendre contre la sottise, quand on n'a rien à lui disputer, quand on n'est pas de la partie ! Je ne sais plus. - Ces choses ne m'intéressent pas: le soleil me reste et la route me tente. Ce serait pour un peu toute une philosophie.