Je traversais le quartier d'El-Mounira en ligne droite (autant que faire se peut), en direction de la Citadelle de Salah ad-Din. Je me suis arrêté en chemin dans un de ces cafés populaires que l'on trouve un peu partout en ville. Les chaises étaient adossées au mur les unes à côté des autres, des hommes y jouaient au dominos ou au tawla. Le soleil se frayait un chemin à travers les nuages et venait me réchauffer le visage et les mains, engourdis par la fraicheur des derniers jours.
Un jeune garçon est alors arrivé pour vendre des paquets de mouchoirs aux hommes attablés. Des billets de cinq livres commencèrent à circuler entre des mains travailleuses, tachées de cambouis et de poussière, puis disparurent, comme le flux montant des marées. D'ailleurs, le mot pour parler d'argent dans la langue arabe vernaculaire se dit flouss, lequel a vraisemblablement donné l'argotique flouze en français. Flouss viendrait lui-même du mot de l'arabe classique fals, qui désignait une monnaie d'échange il y a de cela plusieurs siècles. Le mot a voyagé, traversé la Méditerrannée, pour venir finalement accoster à Marseille et de là, on l'imagine, il s'est déployé sur le vieux continent.
Les mots et l'argent voyagent plus facilement que les gens, c'est entendu. Seulement, alors que je réfléchissais à la similarité du mot flux avec le mot flouss, assis à ce café entre deux joueurs de dominos, je me suis demandé ce qu'il en était aujourd'hui, de ce flux monétaire. Et je me suis à penser à l'argent (non pas que je sois obsédé par l'argent, disons plutôt que c'est lui qui se rappelle sans cesse à moi, enfin, disons, je devrais dire qu'il se manifeste plus souvent par son absence). Et alors, il me vient, comme ça, une sorte de constat, né de mes observations précoces de la vie quotidienne du Caire, qui vaut ce qu'il vaut, et qui se découvre devant moi, encore une fois, comme la mer quand elle se retire.
Et je me dis ceci: il semble aller de soi que l'argent, aujourd'hui bien plus qu'hier, est en constant mouvement, qu'il circule à travers le monde à une vitesse et une facilité qui, je pense, échappe à la compréhension de la plupart des gens (dont je fais partie). Oui, je me l'avoue même, pour être honnête, la compréhension du monde de la spéculation financière, et ses nombreux dérivés, m'échappe complètement. Mais il est une chose que je remarque au Caire et qui dénote avec le rapport qu'entretient la Suisse avec sa monnaie courante: la question de la matérialité de l'argent.
L'argent est une chose concrète au Caire. Il a une odeur, il a sa forme, sa matière. Chaque billet porte son vécu, son trait unique: une certaine marque de son odyssée. Les billets égyptiens n'étant pas aussi souvent renouvelés qu'en Suisse, ils circulent plus longtemps et donc, forcément, ça se voit sur leur visage, si je puis dire. Il y a même encore certains billets qui n'ont officiellement plus cours mais qui continuent de circuler (comme ceux d'une livre, mais il n'y a que des pigeons, comme moi, pour les accepter) .
En résumé, l'argent, en tant que monnaie concrète et palpable, circule beaucoup par ici. Il passe facilement de main en main. Il revient souvent dans les échanges, dans les conversations de la rue. On entend les prix sur les marchés, on négocie, on distribue des chiffres à la volée. Et tout échange peut avoir son prix, surtout si vous êtes étranger.
Toutefois, jusqu'à présent, je n'ai pas eu l'impression qu'il y était perçu comme sale, au sens symbolique du terme. Au contraire, il est source vitale. Sans lui, pas de vie possible, pas d'avenir. Et à l'heure où le tourisme a chuté d'au moins 20% en Égypte, où de nombreux travailleurs voient leur source de revenus baisser dangereusement, il est présent sur toutes les lèvres. Sa présence matérielle se fait plus dense, quand elle est encore possible.
Quelle différence donc avec la Suisse, ce pays qu'on associe partout avec la notion d'argent ? Il y a, à mes yeux, une différence fondamentale. Et elle se trouve justement dans le fait que l'argent, en Suisse, n'est qu'une notion: c'est le pays de l'argent vidé de sa matière. Les transactions financières y sont exécutées très souvent par carte bancaire, et cela s'est d'autant plus renforcé depuis le début de la pandémie. D'ailleurs, c'est bien simple: je n'ai pratiquement pas eu un billet de banque entre mes doigts depuis le début de cette crise, en mars 2020. Et la plupart des gens, dans les classes moyennes et les classes plus élevées, parlent aussi peu d'argent. C'est-à-dire: de son existence perçue comme vitale. De plus, il y est parfois même malvenu de vouloir s'enquérir du prix des choses, ou d'exiger que notre travail, ou n'importe quel genre de service, soit rétribué à sa juste valeur.
Ma tête s'échauffe à ces pensées, et me vient alors une énième question: quelles sont les conséquences de cette dématérialisation de l'argent ? Une des conséquences, me dis-je, est que l'argent, ainsi privé de sa matérialité, de son potentiel de réalité, ne peut plus exister autrement que dans sa propre métaphore. En quelques mots, il ne peut plus être sale que symboliquement. Et l'argent, quand il est sale symboliquement, quand il devient gênant d'en parler, puisqu'il nous ramène à un niveau concret de la vie que notre pays a tendance à vouloir ignorer, et bien il perd de son essence populaire.
Ainsi voit-on en Suisse des personnes qui n'osent pas demander ce qui leur est dû: telle famille nombreuse aux revenus modestes n'ose pas contester le montant de ses allocations, telle employée licenciée ne va pas s'inscrire au chômage, telle institution publique ne rémunère pas assez des artistes lors d'un évènement, etc, etc. (la liste continue, et elle est longue).
Il y aurait, bien entendu, d'autres raisons à invoquer pour comprendre cet état de faits, et les injustices sociales évoquées plus haut. Mais je serais bien incapable de les invoquer toutes. Après tout, je ne suis qu'un écrivain. Et parfois, quand les circonstances s'y prêtent, je suis même comédien. Mais, je peux le dire, paraphrasant même Shakespeare (au risque d'être irrespectueux): I speak not to disprove what the experts spoke, but here I am to speak what I do see. Et ce que je vois ressemble, à peu de choses près, à ceci: il y a, en Suisse, un écart entre le mot argent et ce qu'il désigne. Pour reprendre les termes qu'on utilise en linguistique, je dirais qu'il y a un fossé blanc entre son signifiant et son signifié. Et l'argent qu'on ne voit pas, qu'on ne comprend pas, c'est un argent dont le flux nous échappe complètement. Et qui pourrait dire s'il circule vraiment, s'il se partage cet argent, ou s'il ne fait rien d'autre que de gangréner entre les mains d'une fraction minoritaire de la population ?
Je me dis alors, tendant le dernier billet de vingt livres qu'il me reste au cafetier, qu'il est temps pour nous de ramener l'argent à sa fonction première et de lui donner une chance de n'être rien d'autre que ce qu'il est réellement. C'est-à-dire, une monnaie d'échange entre particuliers, faite de fer et de papier. Certains diront peut-être que je suis en train de parler de décroissance. Et je dirai, oui, vous avez raison, c'est bien de décroissance dont je suis en train de parler. Et d'autres me diront que c'est impossible de revenir en arrière, que je suis entrain de parler d'idéal. Et je dirai, oui, vous avez raison, c'est à l'idéal que je songeais.
Jodorowski disait dans un de ses poèmes que l'argent est comme le sang: il donne la vie s'il circule.
Après avoir payé mon café, je me suis rendu sur le promontoire de la Citadelle. J'ai traversé la mosquée de Muhammad Ali (l'ancien vice-roi ottoman, pas le boxeur). Le sol y était recouvert d'un large tapis rouge. Des lumières rondes dominaient la pièce et semblaient flotter au-dessus de nous. Une enfant jouait avec un smartphone et me demanda de faire des selfies avec elle. À l'extérieur, le vent soufflait avec force sur la ville, soulevant le sable et la poussière. Il était difficile de garder les yeux ouverts. Les nuages nous cachaient une part de la lumière du soleil. C'était à charge de revanche: après tout, cela fait longtemps que nous nous cachons des courants d'or du soleil.