En présence de l'invisible

C'est Ashraf qui a raconté en premier.

Nous étions assis en cercle autour d'un jeu de tawla, une version arabe du backgammon. Un vent léger soufflait sur la terrasse où nous nous trouvions. Le dernier appel à la prière avait déjà été chanté depuis longtemps. Les regards étaient éclairés par l'ampoule jaune au-dessus de la porte d'entrée. On entendait parfois venir jusqu'à nous les bruits de la circulation et la musique festive des bateaux parcourant le Nil du nord au sud.

 

Les gens écoutaient le récit d'Ashraf avec attention et un léger sourire. Certains écoutaient par politesse, peut-être, convaincus qu'ils étaient qu'il ne s'agissait là que d'une affabulation. D'autres écoutaient avec sérieux et approuvaient parfois d'un signe de tête, comme si tout cela était entendu, comme si l'histoire que nous racontait Ashraf était une histoire commune à tous. Comme si nous avions tous été, un jour ou l'autre, les victimes d'un djinn.

 

 - C'est arrivé dans le désert, pas loin de l'oasis de Siwa. Je marchais le long d'un lac de sel. Le soleil était en train de disparaître au loin. Je connaissais le coin, je n'avais pas peur. Mais je ressentais quelque chose d'étrange, un sentiment désagréable. Je me disais qu'il fallait que je rentre au plus vite, avant la tombée de la nuit, ou il allait m'arriver quelque chose de terrible. Et puis, au moment où je remontais une des collines qui surplombait le lac, j'ai senti un regard dans mon dos. Alors je me suis retourné. Et je l'ai vu.

J'ai d'abord cru que c'était un chien errant. Mais il était grand, bien trop grand pour un simple chien.

 

- C'était peut-être juste une hyène, suggéra Khalid, un des sceptiques du cercle.

 

- Non, non, c'était bien plus grand qu'une hyène. Il faisait au moins deux mètres de long, et des pattes grosses comme ça !

 

- C'était une lionne, alors.

 

- Quelle lionne ?! Il n'y a plus de lionnes depuis longtemps dans la région, idiot! Non, je te le dis, c'était un djinn.

 

Le silence se fit autour du tawla.

 

- Il était noir, tout noir. Il avait des grands yeux verts et une bouche énorme. Et il me regardait sans bouger, et il me parlait en chuchotant mais c'était comme si c'était dans ma tête. Il me disait: Ashraf... Ashraf.... Il m'appelait !

 

- Et alors ?

 

C'était la voix timide de Hany qui demandait.

 

- Alors je suis parti en courant, bien sûr ! On ne sait jamais ce que peut te faire un djinn.

 

- Moi, j'ai eu des djinni dans mon ancien appartement !

 

C'était Mona qui parlait.

Mona est une femme à l'allure forte. Elle s'exprimait en tournant ses poignets et en serrant l'index et le pouce, un peu comme si elle dansait en même temps qu'elle racontait. Elle s'était apprêtée avec soin pour cette soirée. Ses yeux étaient entourés d'un large trait de kohl bleu nuit. Ses lèvres étaient peintes d'un rouge vif et le voile autour de son visage était parsemé de bijoux. C'était la soirée d'adieu de Pascal, le deuxième artiste suisse nous précédant et qui terminerait sa résidence le lendemain. Il n'était pas franchement heureux de rentrer à Baden. Il aurait voulu rester ici plus longtemps. Pour toujours peut-être ? lui demandait Hany. Peut-être, peut-être, répondait Pascal. Il hésitait à dire oui. Peut-être savait-il, au fond de lui-même, qu'il faut toujours se méfier de nos désirs au moment de partir.

 

Mona continua son histoire.

 

- Ils étaient partout ! Il y en avait un dans ma salle de bains, un dans la cuisine. Et même un dans le plafond !

 

- Et qu'est-ce qu'ils faisaient dans la cuisine, ces djinni ?

 

C'était encore Khalid le sceptique qui demandait.

 

-    Ils éteignaient les plaques de gaz pendant que je cuisinais ! Que Dieu me préserve de mentir ! Dès que je quittais la pièce, ils éteignaient tout. Je n'arrêtais pas de revenir, rallumer, revenir, rallumer. Par la grâce de Dieu, j'ai quand même pu cuisiner les mahshi pour les enfants.

 

Les mahshi sont des feuilles de chou farcis et enroulées comme un cigare. Naguib m'explique à part que tout réside dans l'art de rouler la feuille de chou. Il prend un des mahshi dans la casserole sur la table à manger, un de ceux amenés justement par Mona ce soir-là. Il me le montre et me dit, en anglais:

 

- Look at this fucking masterpiece. She rolls mahshi better than I roll joints.

 

Mona continue son histoire. Elle dit que les djinni éteignaient les lumières quand il y avait des invités et qu'ils coupaient l'eau chaude quand elle prenait sa douche. Hany rajoute que lui aussi les a vus. Ou plutôt, il les a sentis:

 

- I came to house of Mona to kick djinni  like this (il donne des coups de pieds dans l'air autour de lui). Out ! Out ! But they hit me the head and I fall ! Like this ! Boom !

 

Il mime une chute par terre. Et les autres éclatent de rire. Il rit avec eux, puis il s'arrête subitement pour me dire:

 

- But after this, no djinni in the house, no, no.

 

Mona acquiesce de la tête. Elle raconte qu'ensuite elle a déménagé et qu'elle n'a pas vu de djinni dans son nouvel appartement. Il semblerait qu'ils soient rattachés à des lieux précis.

 

L'histoire se termine sous de nouveaux éclats de rire. Khalid me regarde, l'air inquiet.

 

- Do you believe in these stories ?

 

- I don't know. But I like them.

 

- Well, I don't believe and I don't like them.

 

La soirée se termine sous les embrassades de Pascal. Mona me promet de me raconter d'autres histoires de djinni à l'occasion. Elle me dit qu'il y en a des terribles. Par exemple: il y a eu un homme, une fois, qui s'est fait posséder par un djinn. Il lui a fait enlever tous ses vêtements et il l'a fait courir sur la place Tahrir, devant une dizaine de policiers !

 

- Oh, me dit-elle, il y en aurait des histoires à raconter.

 

Muhammad, un jeune écrivain du Caire, m'explique que le mot arabe pour dire que quelqu'un est fou est maghnoun. Dans son sens premier, le mot voulait dire: possédé par un djinn.

 

D'ailleurs, puisqu'on est là: j'en ai une, moi aussi, d'histoire de djinn à raconter.

 

Il y a deux soirs, je rentrais chez moi, à Garden City, après une journée à marcher à travers les quartiers de Omrania et Giza. J'avais pris le métro de l'autre coté du Nil, à la station El-Zahraa. En chemin, j'avais acheté un paquet de cardamome, pour aller avec le café, deux bouteilles d'eau, quelques oranges et un sachet de pain plat, pour aller avec le houmous qui me restait. Dans le métro, il y avait un enfant qui vendait des éponges et des écouteurs. Il parlait fort, et ses mains étaient immenses pour son âge. On aurait dit qu'elles avaient grandies avant le reste de son corps. Je les ai longtemps regardées, jusqu'à me rendre compte que ça faisait cinq stations que j'allais dans le mauvais sens. Je suis revenu en arrière.

À la sortie de ma station, à Saad Zaghloul, je me suis encore trompé de direction et je suis parti à l'opposé de mon quartier. J'ai regardé ma carte à plusieurs reprises et, je le jure, à chaque fois que je contrôlais ma position, je réalisais que j'étais encore parti dans le mauvais sens. Au bout de la sixième fois, j'ai fini par abandonner. Normalement, il faut compter environ 10 minutes pour aller de la station Saad Zaghloul à chez moi. J'étais maintenant à plus de 45 minutes de mon quartier.

Pourtant, je le jure, je n'ai pas un sens de l'orientation particulièrement mauvais. Parfois même, j'ai une bonne intuition. De plus, ce n'était pas la première fois que je rentrais chez moi depuis la station de métro. Alors quoi?

 

Je réfléchissais à cette question alors que j'étais dans le taxi que j'avais fini par héler par dépit. D'abord, c'est vrai, j'ai été en colère contre moi. Quel idiot, que je me suis dit, tu ne sais toujours pas rentrer chez toi tout seul! Et puis, je me réponds: mais non, ce n'est pas possible, tu l'as déjà fait, tu sais le faire. Et si... et si ce n'était pas toi qui ne savais pas rentrer chez toi mais quelque force extérieure qui avait voulu jouer avec tes nerfs et qui s'était bien amusé à tes dépens?

 

Oui, je l'avoue: dans l'obscurité vibrante de ce taxi, alors que les lumières de la ville passaient et repassaient devant moi, j'ai pensé un instant, moi aussi, avoir été victime de la malveillance d'un djinn. Grâce à Dieu, ce n'était qu'une plaisanterie innocente. Ça aurait pu être pire. J'aurais pu finir nu sur la place Tahrir.