Rumeurs de la victorieuse

Le taximan m'avait déposé à l'entrée de Darb Al-Ahmar, un quartier populaire situé en contrebas du parc Al-Azhar. Je me suis mis à marcher le long du mur qui sépare le quartier du parc, à la recherche d'un passage qui me permettrait de rejoindre la Cité des Morts, vaste nécropole qui fut érigée, d'après mon guide, entre le 14ème et le 16ème siècle. Ce que mon guide, pourtant récent, ne dit pas, c'est qu'elle abrite aussi de nombreuses familles, parmi les plus pauvres de la ville, qui se sont installées dans les caveaux et les tombes. 

À ma droite, je découvre une décharge à ciel ouvert, entouré des restes d'une fondation, peut-être un ancien immeuble. Un chien est en train de déchirer un sac rempli de merde dans l'espoir, j'imagine, d'y trouver des restes non digérés. La plupart des édifices du quartier sont faits de briques apparentes. De nombreux toits abritent des sortes de pavillons de bois qui sont, en réalité, des pigeonniers montés sur des poteaux. L'eau stagne dans les ruelles par endroits (on me dira plus tard qu'il n'y a pas de système d'évacuation des eaux par ici). Les rues sont étroites et bondées. Des chauffeurs de tuk-tuk slaloment entre les étalages de fruits, de poissons, de légumes, et les livreurs de pains à vélo.
Un groupe d'hommes, assis en cercle à boire le thé, me voient arriver à un carrefour et se mettent à rire et à m'apostropher. Ils doivent penser que je me suis perdu et, pour dire la vérité, ils n'ont pas tort. Je crois être maintenant dans le quartier de Mansheyat Naser, qu'on appelle aussi Garbage City, un quartier dont les habitants, me dira-t-on, survivent en recyclant et en réutilisant des déchets ramenés et entassés par les éboueurs de la ville, qu'on appelle ici les zabbaleen.

Deux enfants s'approchent de moi et se présentent. L'un s'appelle Zayid et l'autre Mahmoud. Ils ont entre onze et douze ans. Ils m'accompagnent dans ma marche et me guident vers le prochain arrêt de bus. En chemin, Zayid sort un smartphone de sa poche. Il le tient comme on tiendrait un microphone, il se concerte avec son ami. Ils ont l'air de chercher un mot précis. Puis, le visage illuminé, Zayid tend son téléphone vers moi et me dit:

 

 - Where you from ?

 

Je lui dis les quelques mots que j'ai appris en arabe local.

 

 - Ana min Swisra (je viens de Suisse).

 

Ils sont intrigués, ils veulent savoir ce que je suis venu faire ici. Je n'ai pas les mots pour le dire alors je fais des gestes mais quels gestes pour parler des choses invisibles ? Ils m'accompagnent jusqu'à une route fréquentée et me disent au revoir et à bientôt. Je finis par rejoindre le centre en taxi.

Sur le chemin, je lis un livre sur les lamentations funéraires de la Haute-Égypte, écrit par Elizabeth Wickett, une chercheuse et anthropologue américaine qui travaille au Moyen-Orient depuis vingt-cinq ans. Ici, on appelle ces lamentations funéraires des 'idid. Elizabeth raconte que ces lamentations chantées sont souvent l'occasion pour des femmes de chanter la douleur qu'a été leur propre vie jusqu'à ce deuil. Elle y parle de Balabil, une femme qui perdit son mari lors de l'épidémie de malaria de 1947 et dont elle enregistra le chant en 1987. Elizabeth a retranscrit et traduit ses paroles dans son livre. Je les traduits à mon tour de l'anglais. Voici ce qu'elle racontait à Elizabeth:

 

Mon marie est mort l'année de la malaria.

Il m'a laissé, moi et mes cinq enfants.

 

Mon fils, mon cher fils, que j'ai vu grandir, après s'être marié et éduqué, il a emporté sa femme et il est parti, mon cher fils, pour le Caire. Il est resté là-bas et il a construit une maison sur les tombes. Maintenant je reçois sept livres de pension par mois, alors, ma soeur, je dois faire l'aumône aux musulmans...

 

Quand je filais encore la laine, je pouvais vivre.

Et maintenant je n'ai plus rien.

Il n'y a rien.

(...)

Je pleure pour mon fils au Caire, ma soeur.

Mais je vis aujourd'hui par la grâce de Dieu.

Tout vient de Lui, ma chère...

 

Ces mots amers, ma soeur,

amers, ma soeur, amers, amers, amers, ma soeur...

Tout vient de Lui...

 

Ces mots qui me dévorent les entrailles...

 

Tu aurais dû les écrire, ma soeur.

Tu aurais dû les écrire.

 

 

Heureusement pour nous, Elizabeth a pu les écrire: elle avait son dictaphone avec elle.

 

Les chants funéraires sont une façon de ritualiser le deuil, de lui donner une forme, une vie propre qui soit un lieu d'expression de la douleur et du désespoir. Quand le désespoir s'exprime, il devient existence. Il devient, d'une certaine façon, l'histoire d'une vie et de ses pas jusqu'à la mort. Ainsi, par ce biais, ce que la vie a d'indigeste devient nourriture céleste. Et nous pouvons alors continuer à faire nos pas de vivants.

 

Au centre-ville, j'ai retrouvé Naguib, un jeune réalisateur basé en Allemagne et qui est revenu au Caire pour travailler sur son prochain film. Il m'avait croisé le matin et m'avait proposé de le rejoindre à Horreya, un célèbre bar du coin qui a la licence pour servir de l'alcool. Il est souvent bondé, on y voit des égyptiens, quelques étrangers, peu de femmes. L'unique serveur du lieu circule entre les tables, des bières de la marque Stella (une bière locale) entre les doigts. Il vous les tend et les décapsule à la volée. Il s'appelle Miled et c'est une légende cairote. On dit qu'il sert des bières ici depuis son enfance. Personne ne sait si c'est vraiment le cas. En tout cas, on a jamais connu d'autre serveur que lui par ici. Naguib me dit qu'il mériterait d'avoir sa statue sur une place publique:

 

- C'est une légende et c'est aussi un sale connard, comme tous ces mecs qu'on statufie. Il remplit donc tous les critères.

 

Lorsque je le quitte, plus tard dans la soirée, il est passablement abruti par l'alcool. C'est que nous étions vendredi, jour de congé en Égypte, et il avait commencé à boire assez tôt. Il me donne rendez-vous pour la semaine prochaine. Sur le chemin du retour, je passe par hasard devant le bâtiment du Syndicat du Journalisme. Il y a des portraits géants sur ses murs et, entre ces portraits, un symbole étrange: il s'agit d'un bec de plume trempant dans un encrier. Cependant, de loin, on dirait une flèche et sa cible. Ce qui est bien sûr ironique, quand on y pense.

 

Arrivé chez moi, dans le quartier élégant et désuet de Garden City, je me prélasse quelques instants sur l'un des fauteuils du balcon et j'observe la ville en écoutant sa rumeur. En arabe, le nom officiel du Caire est Al-Qahira, ce qui veut dire: la victorieuse. Mais victorieuse de qui, et sur quoi ? Je ne le sais pas. Ou en tout cas, pas encore. Et puis, la victoire, ça dépend bien sûr de quel côté on se trouve.

Mahmoud Darwich, poète palestinien, disait dans le film Notre musique de Jean-Luc Godard, que dans la défaite il y avait aussi un profond romantisme. Je me demande, en réécoutant ce passage, quelle victoire tire-t-on de l'anéantissement d'une vie ?

Dans ce même film, il y avait aussi cette phrase, prononcée, je crois, par le poète Goytisolo: 

 

Tuer un homme pour défendre une idée, ce n'est pas défendre une idée. C'est tuer un homme.