Il y a un homme aux cheveux grisonnants (probablement la quarantaine) qui attend devant moi à l'enregistrement des bagages. Il regarde son sac, qu'il a déposé un peu plus loin, dans un angle de la file d'attente. Il l'a laissé là-bas pour éviter de devoir le porter en permanence. La file est organisée en serpentin, ainsi, en le déposant de virage en virage, il le retrouve au fur et à mesure de son avancée. Mais il a l'air inquiet. Il ne cesse de s'agiter sur place, de se secouer dans tous les sens. Finalement, n'y tenant plus, il se tourne vers moi pour me parler. Il me dit qu'il se préoccupe pour son sac parce qu'il contient une bouteille et donc, n'est-ce pas, il est bien obligé de le déposer en soute. Il se demande si, par hasard, avec tout ce qu'il se passe en ce moment, il ne risque pas quelque chose. Je ne comprends pas très bien ce qui le préoccupe vu que son bagage est minuscule et, pour avoir déjà travaillé dans cet aéroport, je lui dis que non, vraiment, il n'a pas à s'inquiéter. Mais il ne m'écoute pas du tout: il continue à s'inquiéter.
- Parce que, bon, c'est quand même une bonne bouteille que j'ai dans mon sac. Une bouteille chère.
Il continue à me parler de choses décousues, sans vraiment de liens entre elles, tout en s'arrêtant brusquement parfois pour me regarder dans les yeux et jauger mes réactions. Mais comme je ne fais rien d'autre que l'écouter, ça lui fait quelque chose. Je vois bien que ça le tracasse. Il me dit qu'il aimerait bien s'acheter un sac comme le mien, mais de la marque eastpack, parce que, me dit-il, ils sont solides ceux-là. Il décide aussi de me mettre en garde contre les femmes qui travaillent dans l'aéroport de Tbilissi, en Géorgie.
- Elles essaient de passer vos bagages en soute alors qu'ils ont la taille réglementaire. Des vraies garces.
On l'appelle au guichet d'enregistrement. Il s'apprête à partir quand, soudain, il se fige, me regarde dans les yeux une dernière fois et me dit:
- Je suis en mission pour la France.
Quelques heures plus tard, j'arrive au ciel au-dessus du Caire. L'avion se pose. Des hommes courent dans tous les sens pour aller chercher leurs bagages et se font engueuler par la stewardess. À l'arrière, un autre homme applaudit le pilote pendant une dizaine de minutes. On sort finalement, après des bousculades. Il fait chaud mais je garde ma veste. On ne sait jamais. Devant moi marche un homme trapu qui s'énerve tout seul en allemand contre quelqu'un qui n'existe pas. Lorsque j'arrive au contrôle des attestations PCR, les douaniers me demandent mon adresse au Caire. Je n'en ai aucune idée, c'est écrit quelque part dans mon sac mais je ne sais plus où et de toute façon je n'ai pas envie de chercher, alors je dis que je ne sais pas. On me dit que je peux passer.
L'appel à la prière commence à résonner dans les couloirs de l'aéroport. Des hommes rentrent dans les toilettes derrière moi pour venir s'y laver les pieds et le visage. Je récupère mon bagage et me dirige vers la sortie, en passant par la file Nothing to declare. Un des douaniers m'arrête pour contrôler mon passeport. Il me demande:
- What you do in Egypt ?
- Theater.
Un silence.
- Go.
À l'arrivée m'attend Sara, qui s'occupe d'accueillir les artistes au Caire. Elle m'emmène sur l'île d'el-Qursaya, où se trouvent les ateliers mis à disposition pendant la résidence. Je dormirai là-bas ce premier soir. Sur la route, des gens traversent la chaussée dans l'obscurité et surgissent parfois devant nos phares. Devant ma surprise, Sara m'explique que ça se passe comme ça par ici: les gens traversent l'autoroute comme ils peuvent pour rejoindre l'autre côté.
- But what else can they do ? There are no bridges and no tunnel. You can only cross the road.
Je lui demande au passage si c'est vrai que le chiffres des décès liés au COVID sont bas en Égypte.
- No. The hospitals are full.
On traverse plus tard un bras du Nil sur un bateau que navigue un homme à la peau mate et burinée. La traversée aller-retour coûte une livre égyptienne, soit environ six centimes. Je découvre alors une île aux sentiers de terre aplanis par les passages de ses habitants et des maisons qui se délestent de leurs murs. Des enfants courent entre des champs d'herbes aromatiques, un homme agite un drapeau rouge en haut d'une tour. J'apprends qu'il est en train de rappeler ses pigeons, des oiseaux dont la chair est appréciée et cuisinée dans certains restaurants du coin.
Arrivée aux ateliers, une jolie bâtisse rouge entourée de palmiers et de hauts murs. J'y rencontre Maria, une Suissesse envoyée ici par la ville de Thoune et qui repartira dans quelques jours pour les forêts gelées d'Appenzell. Elle me dit que je suis la bienvenue. Elle est plutôt grande, avec des cheveux châtains clairs et des traces sensibles de mélancolie dans le regard. Je me dis que c'est sûrement dû à l'imminence de son départ. Ou alors c'est autre chose. Je me dis aussi que je pourrais me mêler de ce qui me regarde. Elle m'invite à m'asseoir pour manger. Je me retourne et découvre que la lune s'est levée entre les deux palmiers du jardin. La lune est-elle la même ici qu'en Occident ? Bien sûr, serait-on tenté de me répondre. Moi je dis qu'on se raconte les histoires qu'on veut.
Avant d'aller dormir, je m'allonge pour relire une énième fois des passages d'Une saison en enfer. Une légère inquiétude pèse encore en moi. Je l'avoue: c'est le mal temporaire de la maison. Et Rimbaud, c'est ma façon à moi d'y revenir. Des mots en particulier attirent mon attention:
L'humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, - et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.
En ce qui me concerne, on pourrait dire que c'est le contraire: je suis en Orient mais libre d'habiter mon Occident, ou pas. Choisir d'habiter entièrement l'un ou l'autre sous-entend une probable disparition, qu'elle soit temporaire ou définitive. Mais une disparition de quoi ? Peut-être s'agit-il de l'effacement d'une partie de soi, puisque habiter un autre pays, c'est habiter sa langue. Et quiconque a déjà habité une autre langue que la sienne sait qu'on n'y est jamais exactement le même qu'à l'accoutumée. L'apprentissage d'une nouvelle langue, c'est toujours faire le choix d'un abandon. Et ce qu'on abandonne, parfois on le retrouve, parfois il valait mieux le perdre.
Des images désordonnées et vives de couleurs et de parfums défilent dans ma tête à l'heure où j'écris cette chronique des premiers jours. La vie s'active à l'intérieur et il y aurait tant d'impressions à décrire, aussi minimes soient-elles. Après tout, il n'y a pas de hiérarchie lorsqu'il s'agit de la réalité recueillie par nos sens. Je pourrais parler des chats et des chiens errants, ou de cette poussière grise et lourde qui s'infiltre dans les fissures de la ville. Je pourrais parler de tout et n'importe quoi, n'importe comment. Et puis, je me rappelle les mots d'Hassan, rencontré il y a deux jours: il faut prendre le temps de se rencontrer.
Je prendrai le temps de parler d'Hassan une autre fois.